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Douce (Claude Autant-Lara, 1943)


Douce (1943)

Mise en scène : Claude Autant-Lara

Scénario : Jean Aurenche et Pierre Bost

Images : Philippe Agostini

Musique : René Cloërec

Interprétation : Odette Joyeux (Douce), Madeleine Robinson (Irène, l'institutrice), Roger Pigaut (Fabien, le régisseur), Marguerite Moréno (la Comtesse), Jean Debucourt (le Comte).

Film plein d’intérêt mais qui ne correspond pas à ce que l’on en attend au vu de son titre et de son année de réalisation.

Car les deux sont trompeurs. Il n’a pas manqué, en effet, pendant la période de l’Occupation, de ces gentilles petites comédies sentimentales plus ou moins vaporeuses, dans lesquelles l’irréalité, le fantastique recouvrent, à la manière d’une buée, des intrigues simplettes. Ce n’est pas du tout le cas de Douce où personne n’est doux ni rêveur ni irréel. Les falbalas 1900 ne cachent ni n'enrobent une cruauté à la fois sociale et psychique qu’Aurenche et Bost se sont plu à exploiter dans des dialogues serrés. L’intrigue fait songer à celle d’une tragédie racinienne : un imbroglio de stratégies amoureuses froidement calculées qui, à la manière d’un jeu à somme négative, s’achève en catastrophe. On pense également - la référence à Racine étant peut-être écrasante par la raideur de Grand-Siècle qu’elle suggère - au ton plus vif et plus familier des Liaisons dangereuses qu’un des personnages va chercher dans la bibliothèque dans une petite édition d’époque.


Tout se joue autour de cinq personnages dans un hôtel particulier. Trois d’entre eux appartiennent à la race des maîtres. La Comtesse-mère, personnage de veuve douairière campé par Marguerite Moreno, possède et régente tout ; elle est exclue par son âge de tout jeu amoureux, ce qui n’est pas le cas de son fils, le Comte, veuf et unijambiste, le seul qui ait une certaine douceur de caractère parce qu’il est un vaincu de la vie et n’a jamais su s’émanciper de sa mère. La fille de celui-ci, Douce, rebelle mais pas trop, pressée en tout cas de se défaire de sa virginité, est un personnage de fausse ingénue comme il s’en trouve beaucoup dans le cinéma de cette époque. La Comtesse-mère arbore avec éclat une morgue et une dureté dominatrices que son fils et sa petite fille n’essaient pas d’imiter mais pas davantage de contrarier. Les deux autres personnages appartiennent à la race des serviteurs : le régisseur et l’institutrice, par ailleurs amant et maîtresse, mais tout le monde ignore ce fait. Tous deux veulent s’échapper d’une situation subalterne qui leur pèse et qui les humilie mais ils diffèrent quant aux moyens d’y parvenir et ne savent pas s’unir pour atteindre leurs buts.

Derrière ces rapports sociaux, étouffants et pervers comme dans une pièce de Jean Genêt, se nouent des rapports qu’on n’ose qualifier d’amoureux, et qui aboutissent à ce fait bien gênant que personne n’y est à fois aimé et aimant : le père aime l’institutrice mais celle-ci ne l’aime pas mais n’est prête à l’épouser que par intérêt - Douce aime le régisseur mais celui-ci ne l’aime pas non plus et n’est prêt à la séduire que par vengeance - le régisseur aime l’institutrice mais celle-ci n’aime personne. De ces sentiments non partagés, il résulte une suite de méprises et de mensonges qui s’enchaînent jusqu’à la catastrophe finale.

Un tel scénario aurait pu être celui d’un mélodrame bien-pensant (ce qu’était peut-être le roman de Michel Davet dont il a été tiré, le dernier mot revenant d’ailleurs dans le film à la grand-mère tyrannique), mais Aurenche et Bost ont su lui donner une direction toute différente, grâce à des dialogues très contrôlés dans leur forme et très violents dans ce qu’ils expriment : il n’est aucune de leurs répliques qui n’ait pour but ou pour effet de blesser celui ou celle vers qui elle est dirigée. Comme ces dialogues ne réunissent jamais deux personnes qui s’aiment ni n’ont les mêmes intérêts, il est facile à l’un quelconque des interlocuteurs de faire mal à l’autre.

La mise en scène de Claude Autant-Lara n’est pas en reste : parfois la caméra cache les visages des personnages et ne filme que leurs jambes, parfois elle s’attarde sur eux en les isolant, parfois encore elle les suit dans leurs fuites et leurs esquives, comme si leurs sentiments ne pouvaient se révéler que dans la dissimulation, la fuite ou l’affrontement. Et même la musique de René Cloérec, modeste compositeur pourtant, participe à l’effet d’entraînement de cette partie de chasse dont on ne sait quelle sera la victime : très présente dans le film, elle imprime à celui-ci une fluidité tourbillonnante qui empêche l’esprit du spectateur de stagner et de se reposer à l’abri d’une scène attendue.

Quant aux acteurs, ce n’est pas Odette Joyeux dans le rôle de Douce qui s’impose à la mémoire, mais bien plutôt Madeleine Robinson dans celui de l’institutrice, froide, presque hiératique et majestueuse dans ses beaux vêtements, qui oppose sa beauté, sa dignité et son grand air à une convention sociale qui la rabaisse et à une intrigue qui la malmène.


Dans la hiérarchie des bonnes familles, gouvernantes et institutrices sont placées dans une position intermédiaire et inconfortable, entre le monde des maîtres et celui de la petite domesticité, entre celui des parents et celui des enfants, entre la culture et l’éducation que généralement elles possèdent et les privilèges de la naissance dont elles sont privées. De Jane Eyre à Rebecca, elles se trouvent donc, dans les récits de fiction, promises à toutes les ambitions légitimes, mais aussi bien à toutes les tares de l’inégalité sociale : hypocrisie, ressentiment, volonté de revanche, etc., pour peu que ces ambitions soient déçues. Douce fait basculer de ce mauvais côté son institutrice et son régisseur. Mais les répliques, les mouvements de caméra, les changements de scènes vont trop vite pour que le spectateur le plus conservateur ait le temps de les juger et de les condamner et laissent sur place toute possibilité de conclusion morale. Après quoi l'on oublie vite la petite Douce mais pas ce couple maudit.

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