"Pecus est nourri de mensonges antiques. Son aptitude à l'erreur est considérable. Se sentant peu propre à dissiper par la raison les préjugés héréditaires, il conserve prudemment l'héritage de fables qui lui viennent des aïeux. Cette espèce de sagesse le garde des erreurs qui lui serait trop nuisibles. Il s’en tient aux erreurs éprouvées. Il est imitateur ; il le paraîtrait davantage, s’il ne déformait involontairement ce qu'il copie. Ces déformations produisent ce qu'on appelle le progrès. Pecus ne réfléchit pas. Aussi est-il injuste de dire qu'il se trompe. Mais tout le trompe, et il est misérable. Il ne doute jamais, puisque le doute est l'effet de la réflexion. Pourtant ses idées changent sans cesse. Et parfois il passe de la stupidité à la violence. Il n'a nulle excellence, car tout ce qui excelle se détache immédiatement de lui et cesse de lui appartenir. Mais, il erre, il languit, il souffre, et il faut lui garder une profonde et douloureuse sympathie. Il convient même de le vénérer, parce que c'est de lui que sortent toute vertu, toute beauté, toute gloire humaine. Pauvre Pecus !" (A. France : L’Anneau d’améthyste ; O. C., Ed. Kindle, empl. 57725-59732).
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Ces propos emplis d'indulgence sont tenus non pas par Anatole France lui-même mais par un de personnages, M. Bergeret. M. Bergeret est provincial. Il enseigne les humanités classiques à la Faculté des lettres de sa petite ville. Alors que, chez lui, il devise en compagnie du Recteur, il entend sous ses fenêtres des rumeurs et des huées provenant d'une "troupe de citoyens". Ces huées sont dirigées tant contre lui que contre le Recteur, M. Leterrier. La raison en est est que tous deux ont pris parti en faveur de l'innocence du capitaine Dreyfus.
" - Qu'est-ce encore ? demanda M. Leterrier.
" - Ce n'est rien, dit M. Bergeret, c'est Pecus !"
Et c'est alors qu'il prononce les paroles que nous citons.
Une fois qu'il eût parlé, "une pierre lancée avec force traversa la vitre et vint tomber sur le plancher.
" - C'est un argument, dit le Recteur en ramassant la pierre.
" - Il est rhomboïdal, dit M. Bergeret..."