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"Le Noeud de vipères" de F. Mauriac : comment ne rien transmettre


“Un changement de climat a désensibilisé en quelques années notre époque à certains aspects de la vie et de l'art, l’a sensibilisé au contraire à certains d'autres (...). La production romanesque d'un écrivain comme Mauriac peut être considérée à ce point de vue comme signalétique : tous les “problèmes” qui hantent ses livres - et non seulement celui du “péché de la chair” - sont presque sans exception ce que l'époque suivante a gommés ou ignorés systématiquement. Où trouver aujourd'hui, non seulement une jeunesse chrétienne encore sensibilisée aux affres charnelles du Fleuve de feu, mais même un cocon familial qui pourrait aider à comprendre Le Mystère Frontenac ?” (J. Gracq : En lisant en écrivant, 1980 ; O.C., Biblioth. de la Pléiade, 1995, t. 2, p. 765).


On s’est assez rapidement posé la question de savoir qui lirait encore François Mauriac dans une société déchristianisée ou même, simplement, sortie du XIXe siècle. Quel lecteur né après le baby-boom, peut même comprendre quoique ce soit aux conflits familiaux ou conjugaux que Mauriac s’attache à retracer ? A ces bisbilles entre des époux mécréants et des épouses dévotes ? à ces luttes d’héritiers sur la gestion et le partage des terres et des immeubles ? à ces combats intérieurs entre l’obstination démoniaque et l’appel de la grâce (ces derniers étant au surplus décrits par Mauriac en termes parfaitement clairs et explicatifs, voire triviaux ; sur le créneau commercial de la catholicité tourmentée, Georges Bernanos et Julien Green, rivaux ou plutôt concurrents de Mauriac, ont fait preuve de davantage d’astuce que lui en enveloppant d’emphase ou d’obscurité des intrigues très semblables).

L’ex-surréaliste et athée Julien Gracq, dont je rapporte la réponse sceptique, ne faisait pas partie, du “public cible” du romancier conventionnel qu’était resté Mauriac. José Cabanis, provincial et catholique, habité lui aussi par “la chair” et ses délicieux démons, peut être compté, lui, comme l’un de ses héritiers directs. Sa réponse ne diffère pourtant pas de celle de Gracq : “Le temps n'est plus où les bons livres avaient un vaste public, pour qui tout devait s'achever au mieux (...). Les lecteurs se sont découragés, les auteurs aussi. Les romans de François Mauriac où le dieu de l'Évangile a la partie trop belle risquent de ne plus encombrer même les bibliothèques paroissiales, qui perdent en ce moment jusqu'à leur nom (...). Le romancier qui “avait pénétré dans le monde parisien, écrit Jacques Laurent, décrivant timidement la boîte de nuit et l’hétaïre”, peut apparaître aujourd'hui (comme on dit) obsolète. Et demain ?” (J. Cabanis : Mauriac, le roman et Dieu ; Gallimard, 1991, p. 107-108).


Le Noeud de Vipères est regardé comme un des romans les plus aboutis de Mauriac. La simplicité et la force des sentiments qu’il décrit (un père de famille détestant sa femme et ses enfants) en rendent aujourd’hui encore la lecture facile et attrayante. Mais que reste-t-il de vivant dans l’univers bourgeois qui lui sert de décor ? L’intrigue se noue (le fameux “noeud de vipères”) sur une question d’héritage. Le personnage principal, qui ne nous laisse connaître que son prénom : Louis, possède une fortune dont il voudrait ne rien laisser à sa famille proche. Il songe d’abord à tout léguer à un neveu mais il meurt sur le front en 1918. Il songe ensuite à un fils naturel, Robert, auquel il verse une petite pension mais qu’il n’a jamais vu. Mais le procédé par lequel il compte lui transférer en secret la plus grande partie de ses biens est si tortueux que le bénéficiaire de cette libéralité encombrante, décrit comme pusillanime, recule devant les risques juridiques de l'opération. Craignant les ennuis, les procès, les contrôles fiscaux, Robert avoue tout aux enfants légitimes, en contrepartie d’une rente que ces derniers consentent à lui servir à la mort de son père. Devant l’échec de cette dernière tentative, Louis se résigne. Il finit par tout remettre à ses enfants sous forme de donation.

Cette partie de l’intrigue n’est pas particulièrement obsolète. Le droit des successions n’a pas trop changé depuis 1932 en ce qui concerne du moins la transmission des biens successoraux aux enfants légitimes, et bien des parents s’efforcent, dans une mesure qui est difficile à apprécier, de contourner les dispositions du code civil relatives à l’égalité successorale et à la part réservataire. Ce qui est en revanche très étrange par rapport à notre droit et à nos pratiques actuels, c’est les facilités dont disposait alors un père de famille pour dissimuler à sa propre famille l’étendue de sa fortune.

Le personnage du Noeud de vipères possède à la fois des liquidités, des immeubles d’habitation, des vignes, des forêts et des titres. Ces biens ont pu être acquis et exploités sans que sa femme et ses enfants en sachent rien. Surtout, la partie mobilière, détenue sous forme de titres au porteur, a été, tout comme des billets de banque, renfermée dans un coffre de banque, à l’abri de tous les regards et, notamment, de ceux du fisc. Lorsque Louis veut remettre sa fortune à son fils naturel, il lui suffit, tel un Picsou devenu généreux, de remettre à ce dernier la clé de ce coffre-fort. Alors que Louis, cet avocat à la retraite, est censé figurer un homme d’affaires supérieurement averti et intelligent, Mauriac en fait ici un imbécile : son héros n’imagine pas que sa fortune, une fois mise entre les mains d’un tiers désireux de la dépenser, deviendra visible, saisissable, objet de tous les contentieux.

Ce n’est pas là du reste la seule invraisemblance du roman. Louis sait tout des manigances de sa famille, car toutes les conversations, même tenues à voix basse et dans une autre pièce, parviennent à ses oreilles de vieillard. En revanche, femme et enfants ne savent rien de lui. Pourtant, il consigne tout et se dépeint au lecteur dans toute l’étendue de sa noirceur, dans une sorte de journal intime qu'il parvient, on ne sait comment, à dissimuler. D’ailleurs tout le sert et le dieu des grigous veille sur lui. Lors d’une errance dans les rues de Paris, il lui suffit de s’asseoir aux Deux-Magots, pour y surprendre par un bienheureux hasard, son fils, son gendre et son fils naturel ourdissant contre lui un complot dont il parvient ainsi à tout savoir.

Mauriac n’a pas voulu que son roman soit rédigé par un Narrateur-Dieu. Il sait que l’écrire à la première personne confère à ce récit une tension dramatique et spirituelle qui s’apparente à celle de la confession. Mais, du coup, c’est le personnage de ce récit qui devient divinement omniscient, pénètre toutes les consciences, surprend toutes les conversations, s’analyse avec une lucidité et une pénétration hors-pair, s’administre à lui-même sacrements et pénitences.

Ce sont là des procédés narratifs grossiers.

Pourtant on s’y laisse prendre, tant, en une époque qui dématérialise tout, nous avons besoin de refaire connaissance avec des conflits pleinement et intensément matériels, pécuniaires. Où il est question de fraîche, de flouze, de fric, d’oseille. Le critique Jacques Cellard a fait remarquer, il y a quelques décennies déjà, que l’argent était devenu, dans les romans de la fin du XXe siècle, aussi obscène, honteux et dissimulé que l’était l’amour physique dans les romans du siècle précédent. Cette occultation est demeurée jusqu’à nos jours. Les romanciers contemporains, à la manière de nos deux prix Nobel, J.M.G. Le Clézio et P. Modiano, paraissent n’être habités que par des sensations plus ou moins vives et des états d’âmes fugitifs et évanouissants. Ils ne savent ni gagner ni épargner ni dépenser quelque bien que ce soit. Pas rentiers pour autant, ils vivent d’une mendicité qu’ils exercent auprès de leurs éditeurs (ou des producteurs de médias pour les plus jeunes).

Mauriac, lui au moins, on savait de quoi il vivait ! Forêts de pins, vignes, droits d’auteur, il gérait tout de main de maître. On sait même comment il a dépensé l’argent de son Nobel : il l’a utilisé pour refaire la salle de bains.


Si l’on est en manque de spiritualité, il est certes des “sources de vie” ou d’alimentation plus pures ou plus nourrissantes que celles que Mauriac nous offre. Conscient de ses insuffisances en ce domaine, en 1928, Mauriac se “convertit”. Ce terme - impropre dans le cas d’un catholique de toujours - désigne un réveil de sa foi survenu sous l’influence d’un prêtre de choc : le Père Altermann. Ses romans, dont notamment Le Noeud de vipères, mettent désormais en scène des personnages très méchants, qui nous abreuvent tout du long du récit de leur méchanceté, mais qui deviennent tout d'un coup bien gentils à la fin. La Grâce est entretemps volée à leur secours, aussi providentielle que les brigades de cavalerie à la fin des westerns, chargeant au clairon pour éloigner des démons qui, complaisamment, veulent bien se sauver. Le roman ne peut alors que s’achever abruptement, tant le méchant initial, à la suite de cette rédemption, est devenu du coup fade et ennuyeux, incapable d’intéresser un lecteur normal.

A l’époque de leur publication déjà, ces romans avec leurs fins faussement édifiantes faisaient sourire les incrédules et agaçaient le public catholique, qui ne s’y laissait pas prendre. Leur belle et violente âpreté en revanche subsiste toute entière, celle que tend et que resserre la “passion charnelle de la propriété”. Le héros du Noeud de vipères l’exprime avec lucidité : “Je souffrais de reconnaître que nous avions, mes adversaires et moi, une passion commune : la terre, l'argent. Il y a les classes possédantes et il y a les autres. Je compris que je serai toujours du côté des possédants” (F. Mauriac : Le Noeud de vipères ; Oeuvres romanesques, coll. “La Pochothèque”, 1992, p. 508).

Cette clarté est rafraîchissante. Elle satisfait davantage l’esprit que les passions aigres de Bernanos et n’élève pas moins l’âme si nous en avons une.


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