F. Pajak
J'ai donc connu l'ancien monde, très peu de temps avant qu'il n'expire pour de bon. Je n'en éprouve pas de nostalgie. Ni de regret. Les bons souvenirs ne se retournent pas dans ma mémoire: ils dorment et font les morts.
J'ai grandi dans les Trente Glorieuses. J'en étais l'enfant, et non l'acteur. J'ai vécu dans le confort, dans la mollesse, dans une large ignorance de l'âpreté de la vie. Tout fut plutôt paisible, même si j'ai connu le malheur, et des événements déchirants. J'en ai été angoissé. J'en ai été triste. J'ai traversé des crises de désespoir.
Et puis j'ai connu la pauvreté. Je n'ai pas pu régler mon loyer. J'ai eu faim. J'ai mendié pour manger. J'ai connu l'injustice, la brutalité. Je ne m'en plains pas.
Si je considère ma vie froidement, je n'y trouve aucune grandeur, de cette grandeur dont déborde l'Histoire quand elle se fait sublime ou dramatique. Non pas que, dans ma vie écoulée, tout fût étriqué ou misérable, mais l'Histoire ne s’y est pas mêlée. Ou plutôt : elle s'y est jouée sans acteur, devant un décor vide. Je parle ici des villes ou des campagnes que j'ai habitées, et dans les limites du monde occidental. Je parle de ma génération (F. Pajak : Manifeste incertain 3 ; Les Editions Noir et Blanc, 2014, p. 20-21).
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