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Le 42 du quai des Orfèvres (75001)


Dans les conférences et articles qu’il a consacrés à l’urbanisme (cf. le post du 11 novembre 2018 : "La dictature de l'urbanisme selon Jean Giraudoux"), discipline qui lui était chère, Giraudoux traite peu d’architecture et ne cite aucun nom d’architecte. L’acrimonie toute particulière qu’il manifeste envers l’un d’entre eux, à savoir Henri Sauvage, n’en est que plus remarquable. A deux reprises, il étrille une construction due à ce dernier et il le fait avec une telle charge de passion et de mépris que le décès de l’architecte, survenu avant même l’achèvement de l’immeuble, va être pour lui matière à sarcasme. Ecoutons ainsi sa voix vibrer :


"Dans Paris même, près de chacun des monuments qui ont assuré sa réalité morale, a été construit un contre-monument (...). Sur la place Dauphine (...), dans cette proue de la cité, à laquelle la plupart des propriétaires et des architectes s’ingéniaient depuis quelques années à restituer l'atmosphère sacrée, tous les efforts ont été réduits à néant par la construction, entre les maisons de la Place et le Palais de justice, d'un chalet breton gigantesque en matériaux de l'époque hercynienne. L'architecte en est mort le lendemain de son achèvement, seul moyen pour lui d'échapper à une hantise et à une culpabilité qu'il a préféré nous passer" (J. Giraudoux : Promenade de printemps, Marianne, 11 avril 1934 ; Pour une politique urbaine ; Coll. “Urbanisme”, Arts et métiers graphiques, 1947, p. 52).


L’immeuble faisant l’objet de cette philippique est décrit d’une manière approximative. Sa désignation sous le sobriquet de “chalet breton” n’aide guère à son identification car les chalets sont rares en Bretagne et ceux que l’on peut trouver en Savoie ne comportent normalement pas sept étages. En revanche, il est précisément localisé et grâce à cela on découvre sa trace, effectivement bien visible dans l’urbanisme parisien, face au Palais de Justice.

Son auteur est Henri Sauvage (1873-1932). C’est un des architectes français parmi les plus respectés et reconnus de sa génération. Ses immeubles parisiens, qui allient élégance, audace et pureté de formes (l’immeuble à gradins de la rue Vavin, le Studio Building de la rue La Fontaine...), sont louées dans toutes les ouvrages d'histoire de l’architecture. Il n’eut pas pour autant, comme on le voit, l’heur de plaire à Giraudoux. Le monde des littérateurs est loin de celui des architectes. Ce sont deux arrogances qui ne se toisent pas tant elles s’ignorent.

Il est vrai que l’immeuble du 42 quai des Orfèvres, surnommé ”le Vert-Galant”, n’est pas, dans l’oeuvre d’Henri Sauvage, une réalisation majeure : “Achevé après la mort de l'architecte, /il/ témoigne de difficultés dans la manière : le dessin, les proportions et les matériaux mis en œuvre par plaquage demeurent au stade du pittoresque, sans dialoguer avec la classique bonhomie des maisons voisines" (J.B. Minnaert : Henri Sauvage, in “Archives d’architecture du XXe siècle, t. 1 ; Mardaga, 1991, p. 413).

Son tort principal, et que lui reproche vertement Giraudoux, est d’avoir pris place sur le pourtour bâti de la place Dauphine et de l’avoir fait sans le moindre respect des architectures voisines. Et ce, alors que la loi du 2 mai 1930 sur la protection des sites, témoin d’une sensibilité nouvelle à l’égard des ensembles urbains, venait tout juste d’être adoptée. Le bâtiment qui fut démoli pour faire place à celui de Sauvage n’avait pas été classé monument historique. Des voix s’étaient pourtant élevées en faveur de son maintien et de sa restauration, au grand agacement des architectes du clan moderniste, notamment de Frantz Jourdain. Dans L'Oeuvre du 10 novembre 1929, ce dernier avait lancé qu’il fallait “flanquer tout ça par terre”, car comment partager “l'étrange manie qu’ont quelques-uns d'admirer une chose, non parce qu'elle est belle, mais parce qu'elle est vieille” ? (cf. S. Texier : Paris contemporain ; Parigramme, 2005, p. 85)

Comme cela arriva souvent, la polémique n’eut pour effet que de retarder l’achèvement du projet et d’en adoucir vaguement l’aspect. “Après avoir essuyé un refus de la Ville - l'immeuble projeté aurait porté atteinte au site constitué par les quais de la Seine et le Palais de justice, Henri Sauvage pourra tout de même reconstruire en 1932 un bâtiment de 7 étages plus entresol. Le dessin des combles, l'emploi de la pierre et de la brique en façade, comme le recours au motif de la fenêtre thermale pour l'entresol, sont autant de tentatives - ou de concessions à la Commission des sites - pour dialoguer avec l'architecture avoisinante, qu”elle date du XVIIe ou du XIXe siècle” (S. Texier, op. cit.).


Le combat entre les amoureux du Vieux Paris, d’un côté, les bâtisseurs partisans du mouvement moderne, de l’autre, se poursuivra tout au long du XXe siècle, généralement à l’avantage des derniers. La construction du Vert-Galant n’en est pas l’épisode le plus significatif car on ne peut dire que la vue de cet immeuble heurte la vue et la sensibilité. Il est un peu lourd et sans grâce. Il n’est pas laid non plus. Mais quel écrivain s’est jamais fait l’écho d’une polémique architecturale, y a fait intrusion avec une force de conviction égale à celle de Giraudoux? Ne serait-ce que pour cette raison, il faut être reconnaissant à l'auteur d'Ondine d’avoir manifesté, à propos de la démolition d’un immeuble, de la construction d’un autre, une émotion qui s’est exprimée littérairement et qu’il a voulu revêtir d’une portée générale. Trop de ses confrères n’ont daigné s’émouvoir que du destin de leur propre habitation !


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