"Au point de vue de la morale et des moeurs..." 2
La consultation du Recueil Dalloz 1907 (le chroniqueur du Mercure de France avait, pour sa part, consulté le Recueil Sirey 1906, car nous avions alors affaire à deux publications concurrentes) permet d’en savoir davantage sur les cas d’espèce évoqués dans la chronique précédente.
La première affaire citée, notamment, celle jugée par la cour de Lyon (CA Lyon, 16 mai 1906 ; D.1907, 2, 21), ne laisse pas que d’être curieuse. Il s’agissait de ce fils de famille qui avait subi une opération l'ayant rendu impuissant. Il souhaitait pourtant se marier et il s’avère que ceux qui entendirent s’y opposer furent ses propres parents. C’est pour faire mainlevée à leur opposition que le fils, âgé de 25 ans, fut conduit à porter l’affaire devant les tribunaux. La première concernée, à savoir la promise, ne faisait pour sa part aucune difficulté à contracter cette union. Les choses étaient claires pour elle : elle était parfaitement informée de l’infirmité de son futur époux.
Le conflit s’est ainsi noué non pas à l’intérieur du couple mais entre le fils et ses parents. A partir de cette donnée, on peut tout imaginer. Ou bien les parents s’étaient convaincus du caractère intéressé ou opportuniste du mariage ainsi envisagé : la future mariée se serait dépêché de retirer de sa situation tous les avantages matériels possibles après quoi, il lui aurait suffi, une fois le filon épuisé, de plaider la nullité du mariage et de recouvrer ainsi sa liberté. Le fils, dans ce cas, aurait été un benêt qu’il aurait fallu protéger contre lui-même. Ou bien ces parents, face à des jeunes gens rêveurs s’enflammant sur un projet d’union mystique ou platonique, estimant que ces beaux sentiments ne dureraient pas, auraient voulu ramener ces deux étourneaux à la réalité. Ou bien encore l’impuissance alléguée aurait interdit la procréation mais non le plaisir physique, ce qui avait suscité le courroux des beaux-parents devant une union vouée à n'être que "malhonnête".
En tout cas, il n’y a pas eu tromperie sur la marchandise, contrairement à l’affaire jugée la même année par la cour de Dax (CA Dax, 30 novembre 1906 ; D.1907, 2, 135). Il s’agit ici d’un conflit de couple, comme il est plus attendu d’en trouver en de tels cas : soit une épouse découvrant juste après son mariage l’impuissance de son mari, le quittant pour ce motif et cherchant ensuite à divorcer. C’est certainement son avocat qui, sachant que l’impuissance naturelle n’était pas admis comme une cause de divorce, a eu l’idée de déplacer le débat. Il a plaidé, plutôt que l’impuissance, “l’injure grave” qu’avait constitué le fait pour le mari d’avoir dissimulé son infirmité pour en laisser ensuite à sa femme, une fois celle-ci mariée, le plaisir de la découverte. Les juges de Dax admirent ce raisonnement : “C'est moins l'impuissance que le silence gardé à son sujet qui constitue l'injure”, comme le résume le commentateur du Dalloz avec une élégante concision (notons à ce propos que les commentaires du Dalloz, le plus souvent anonymes, étaient remarquablement rédigés, et d’une manière d’autant plus sobre que le style des arrêts était souvent, quant à lui, fleuri et chantourné).
Une fois reconnu le principe et définie l’injure grave, y avait-il lieu de faire application de cette théorie au cas d’espèce ? Parvenus à ce point, les juges se heurtèrent à la difficulté d’établir “en fait” l’existence d’une dissimulation alléguée. Difficulté au demeurant classique que celle de devoir apporter une preuve négative, mais qui se double ici du scrupule d’intervenir dans des affaires “délicates” et intimes. Les rédacteurs de l’arrêt s’interrogent assez longuement à ce sujet. Ils finissent par trancher en faveur de la technique de l’interrogatoire en chambre du conseil (soit en “huis-clos”), tout en craignant de s’y faire duper par des époux qui, désireux de se débarrasser l’un de l’autre, se seraient concertés entre eux pour obtenir plus facilement le divorce.
L’“attendu”, dans lequel ils avouent leurs hésitations sur la technique à adopter pour atteindre la vérité, mérite d’être cité pour son écriture minutieuse, tout autant que celui qui précède et qui développe la thèse de la dissimulation comme injure grave.
Les juges de la cour de Grenoble n’ont pas eu à se poser ces difficiles questions (CA Grenoble, 13 décembre 1910, Dame B.... ; D.1913, 2.150). Selon eux, le fait pour un futur mari de dissimuler l’impuissance naturelle dont il est affecté, ne saurait, “pour quelque désagréable” que soit “ce vice de conformation”, revêtir en lui-même un caractère injurieux envers l’épouse. Que des juridictions puissent avoir, sur la qualification d’injure grave, des divergences d’appréciation, c’était bien là le sujet de la chronique du Mercure de France. La particularité de l’affaire de Grenoble réside plutôt dans les faits eux-mêmes : il s’avère que l‘impuissance du mari était “de notoriété publique”, ainsi que l’épouse en a fait maladroitement l’aveu. De sorte que la Cour n’a pas eu à rechercher les preuves d’une dissimulation qui n’en était pas une.
Beau sujet, en tout cas, de comédie italienne que ce M. B. dont tout le monde dans les rues se racontait l’infortune en gloussant. On imagine les propos échangés lors de la cérémonie, les supputations sur ce qu’avait en tête Mme B. en ayant fait choix d’un tel époux, les raisons pour lesquelles elle a finalement demandé le divorce... Concernant de telles affaires, les revues juridiques pratiquaient déjà “l’anonymisation des décisions”. Dommage ! On aurait aimé connaître le nom de la localité (village, bourgade ?), le statut social des personnes concernées (était-ce des notables ?...). Mais on ne pouvait compter en 1909 sur le talent de Pietro Germi ou de Dino Risi pour nous en dire davantage. Ni non plus sur celui de Maupassant, décédé vingt ans auparavant.
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CA Lyon, 16 mai 1906 ; D.1907, 2, 21
“Attendu qu'il est unanimement reconnu que, pour contracter mariage, il est nécessaire qu'il y ait différence de sexe entre les parties contractantes ; mais qu'il est également admis aujourd'hui, soit par la doctrine, soit par la jurisprudence, qu’en aucun cas l'impuissance ne forme obstacle à l'existence du mariage, et qu'il n'y a pas lieu de distinguer si cette impuissance et le résultat de la faiblesse des organes, d'une mutilation ou d'une conformation vicieuse, à la condition, toutefois, que le sexe soit reconnaissable (...) ;
Attendu que le sexe de B.L. n'est pas douteux ; que ses parents se contentent qu'il a subi une opération qui le rend aujourd'hui impuissant ; que, dans ces conditions, on ne saurait lui refuser le droit de contracter mariage ;
Attendu, au surplus, qu'en fait, la demoiselle F. serait irrecevable à demander la nullité du mariage, puisqu’elle reconnaît elle-même avoir eu connaissance de la cause prétendue de l'incapacité alléguée…”
CA Dax, 30 novembre 1906 ; D.1907, 2, 135
“Attendu, en droit, que si l'impuissance du mari n'est pas, par elle-même, une cause de divorce, cette infirmité, lorsqu'elle était connu du mari avant la célébration du mariage et lorsqu'elle a été, à ce moment, soigneusement dissimulée par lui à sa future épouse, peut donner lieu à rupture du lien conjugal ; que cette dissimulation volontaire et réfléchi d'une tare physique constitue une fraude, c'est-à-dire une tromperie et un acte de mauvaise foi que la femme peut, avec raison, considérer comme une injure grave à elle faite ;
Mais attendu que si ce principe est indiscutable en droit, la preuve, en fait, que le mari a dissimulé volontairement à sa femme, avant la célébration du mariage, l'état d'impuissance dont il se savait atteint, ne peut être que très difficile à apporter ; qu'a priori, cette preuve ne saurait résulter d'une enquête dans laquelle les témoins ne rapporteraient, en général, que des propos ou confidences émanant des parties intéressées et dénuées, par suite, de toute valeur probante ; mais une comparution personnelle des parties, en la chambre du conseil, à raison de la nature délicate des explications qu’elles sont appelées à fournir ou des questions qui peuvent leur être posées, est susceptible d'amener ce résultat ; qu’à la vérité, ce moyen d'instruction n'est pas sans danger puisque, au cas où il existerait une collusion entre deux époux, l'un et l'autre désireux de voir rompre le lien conjugal, il ne tendrait à rien moins qu'à ce but, formellement proscrit par le législateur : le divorce par consentement mutuel ; mais, en l’espèce actuelle, cette éventualité n'est pas à redouter, chacun des deux époux paraissant très sincère, la femme dans sa demande, le mari dans ses moyens de défense ; qu'il n'est pas téméraire d'espérer que les dires, explications et aveux qu'ils pourront faire au cours de leur comparution personnelle, en la chambre du conseil, feront plein lumière sur les faits du procès et permettront au tribunal de statuer en toute connaissance de cause…”
CA Grenoble, 13 décembre 1910, Dame B.... ; D.1913, 2.150
Attendu que la dame B. fonde son instance en divorce (...) sur l'état d'impuissance dans lequel se trouverait son mari, et qu'elle demande à prouver à l'aide d'une expertise médicale et d'une enquête (...) ;
Attendu que l'impuissance générique est un vice de confirmation qui, quelque désagréable qu'il soit pour celui qui en est atteint et pour son conjoint, n’a, ni pour l'un, ni pour l'autre, le moindre caractère injurieux ; qu'à la vérité, la dissimulation de cette infirmité à sa fiancée constitue, de la part du futur époux, une incorrection que l'on peut apprécier avec plus ou moins de sévérité suivant l'âge des parties contractantes, mais qu'on y chercherait vainement une intention outrageante ou même simplement blessante au regard de la femme, si du moins, comme dans l'effet de la cause, aucune autre circonstance ne trahit une telle pensée chez le mari.
Attendu, en fait, que l’appelante ne demande même pas à prouver l'ignorance dans laquelle elle aurait été laissée de la situation spéciale de son futur époux ; que, tout au contraire, elle articule que c'était là un fait de notoriété publique, ce qui donnerait à croire qu’elle aurait accepté, en pleine connaissance de cause, d'entrer dans les liens du mariage avec le sieur B., d'où il suit que ce (...) grief manquant de pertinence, il n'y a pas lieu d’en autoriser la preuve...
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