"Pourquoi n'être pas né plus tôt ?" (J. Green)
"11 novembre 1940. Je me demande quelquefois pour quelle raison je suis né à cette époque, une époque avec laquelle je me sens si peu d'affinités. C'est au passé que je demande, en effet, ce dont j'ai besoin, et un passé souvent fort lointain. Je ne me sens pas chez moi en 1940. J'ai à l'égard du téléphone et de beaucoup d'inventions modernes les sentiments qu'en aurait pu avoir un homme du Moyen-Âge. Les livres que je relis ne sont presque jamais les livres de mes contemporains, et je fuis avec horreur tout ce qui me rappelle que je suis au monde en ces temps détestables. Alors ? Pourquoi n'être pas né plus tôt ? J'aurais été heureux en 1840, plus heureux en 1640. Ma place en 1940 n’est proprement nulle part sinon là où je puis me retirer du monde. Je ne suis pas l'homme des grands bouleversements. D'autres peuvent se féliciter d’exister aujourd'hui ; moi, non.
L'église offre un refuge hors du temps. Ce qui explique en partie l’attrait qu’elle exerce sur beaucoup d'entre nous" (J. Green, Devant la porte sombre, Journal 1940-1942 ; O.C., Biblioth. de la Pléiade, 1975, p. 543).
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En 1930, Julien Green ne ressentait pas ce qu’il exprime ici, ce sentiment d’étrangeté et même d’horreur par rapport aux temps qu’il traverse. Et en 2009, un tel texte n’éveillait non plus aucun écho. Personne encore ne songeait à faire, comme Julien Green à la fin de son texte, le “pari bénédictin” de se retirer du monde.
“Passe le temps, passent les semaines”. Voici 1950. Nous retrouvons Green. C’est le 6 novembre :
“Il me semble qu'il faudrait si peu de chose pour quitter le monde. Souvent j'ai l'impression que c'est un autre qui agit à ma place, un autre que je n'aime guère et dont le bonheur ne m'intéresse pas. Je proteste, tout en moi proteste…” (J. Green, Le Miroir intérieur, Journal 1950-1954 ; O.C., Biblioth. de la Pléiade, 1975, p. 543).
En des temps plus propices au bonheur, Green a retrouvé sa dualité intérieure, sa solitude aussi. Seule une partie de lui-même voudrait quitter le monde, et, cette envie, plus personne ne la partage, puisqu’à nouveau tout va bien en France !
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