Léon Daudet et les suites d'un divorce...
- Jean-Pierre Demouveaux
- 26 août 2019
- 18 min de lecture
Dernière mise à jour : 15 févr.

La carrière d’un magistrat ne se mesure pas à une seule affaire. Ainsi en est-il de Manuel Baudouin, connu pour être le Procureur général qui termina l’Affaire Dreyfus, mais dont j’ai fait, pour ma part, la connaissance à propos d’une curieuse affaire de divorce (cf. post du 9 août 2019). Si une petite place lui est acquise en outre dans le monde de la littérature, c’est grâce à une autre affaire de divorce. Ce fut lui, en effet, en qualité de président du Tribunal civil de la Seine, qui eût à démêler les querelles conjugales de Léon Daudet et de Jeanne Hugo et qui signa, le 31 janvier 1895, le jugement décidant leur divorce.
Lequel divorce fut prononcé à la demande de l’épouse, au motif des “injures graves” dont s’était rendu coupable à son encontre un mari bien brutal et emporté : à savoir Léon Daudet. Celui-ci, furieux de cette décision, en voua à Manuel Baudouin une rancune tenace, comme on peut en juger d’après le portrait tracé ci après, vingt-cinq ans après les faits :
“De toutes les corruptions intellectuelles, la plus dangereuse pour la société est assurément celle de l'esprit juridique, parce qu'elle donne aux pires exactions une apparence froidement légale. C'est alors le juge qui, de ses propres mains, ouvre la cité aux incendiaires, cependant qu'il paralyse les pompiers.
Le type de ses juges fut précisément le procureur général Manuel Baudouin, auquel j'ai eu affaire une fois dans ma vie, à l'occasion d'un divorce alors qu'il était président du tribunal civil de la Seine. L'heure que je passai dans son cabinet, il y a de cela 25 ans, est demeurée présente à ma mémoire, comme si elle y était gravée à l'eau-forte. Ce magistrat était petit, brun, barbu, avec la voix fuyante et des regards perçants. Il émanait de lui une fourberie naturelle, aiguisée par l'ambition, qui lui composait une personnalité tragique. Cependant qu'il me roulait dans la farine grise de ses protestations et de ses mensonges, je l'imaginais dans le rôle de Tartuffe, du vrai Tartuffe, lequel est, comme chacun sait, non un faux dévot, mais un chat-fourré, connaissant ses codes sur le bout du doigt et les tournant au mieux de ses intérêts. L'onctueux farceur voulait me faire dire exactement le contraire de ce que je disais en réalité et il résumait mes paroles à contre-sens, avec un doigté qui explique sa rapide ascension vers les plus hauts honneurs. Le gouvernement républicain n'a pas beaucoup d'idées dans la tête. Néanmoins, il est exactement renseigné sur la cote de servilité de ses magistrats, considérés par lui comme des préfets à peine moins souples, et il les place, en conséquence, sur les cases où ils sont susceptibles de rendre des services au lieu d'arrêts (...).
Les emplois successifs que remplit un Baudouin deviennent ainsi les degrés dorés de son assouplissement, de son asservissement aux puissants du jour. Ils savent qu'ils peuvent compter sur lui ; qu’il les comprendra à demi-mot, qu'il devinera leurs désirs politiques et mettra tout en œuvre afin de les réaliser (...). Tel se présentait, au jeune observateur que j'étais alors, Manuel Baudouin, replié, ramassé dans son fauteuil de président du tribunal civil, pour bondir de là bien plus haut” (L. Daudet : Au temps de Judas ; Souvenirs et polémiques, coll. Bouquins, 1992, p. 570).

Manuel Baudouin
Pour mesurer le prix de ce portrait, il faut savoir que l’échec de son premier mariage, et le jugement de divorce qui en fut la sanction, fut pour Léon Daudet, une blessure dont il ne se remit jamais tout-à-fait. Il marqua un tournant dans sa vie et fit de lui le Léon Daudet que nous connaissons, ventru, royaliste, catholique et débordant de verve agressive.
Léon Daudet n’était pas ainsi lorsqu’il se maria le 12 février 1891 avec la petite-fille de Victor Hugo. Mince, sportif, batailleur, plus occupé par ses études de médecine que par de quelconques passions politiques qu’il n’éprouvait pas, il avait surtout les allures empressées d’un fils affectueux, et son antisémitisme, déjà affirmé et qui restera une constante chez lui, relevait au départ de la tradition familiale. Indissociablement uni au clan Daudet (dont Drumont était une fréquentation habituelle), il fréquentait en outre, grâce au salon que tenait sa mère, toute la bonne société politique et littéraire du temps et s’y meuvait très à l’aise, sans s’y faire remarquer par des outrances : “Il m'étonne, ce sacré gamin, par ce mélange chez lui de fumisteries bêtes, de batailles avec les cochers de fiacre et en même temps par sa fréquentation intellectuelle des hauts penseurs et ses originales rédactions de notes sur la vie médicale” (E. de Goncourt, : Journal 1887-1896 ; coll. Bouquins, 2004, p. 270).

Le mariage de Léon Daudet et de Jeanne Hugo
Son mariage civil (car il fallait que c’en fût un, “en hommage au grand-père Victor”) fut une cérémonie républicaine, fastueuse et oecuménique : “C'est effrayant le monde qu'il y a dans la salle, c'est tout le monde politique, tout le monde littéraire, tout le monde élégant, en un mot, tous les mondes de Paris…” (E. de Goncourt, op. cit., p. 540). En effet, s'y trouvaient rassemblés Jules Ferry, Clémenceau, Emile Zola, Jules Simon... Ce mariage achevait d’unir Léon Daudet à une élite républicaine, laïque et progressiste que, tout au long de sa vie, il ne va cesser par la suite de pourfendre.
Cela, en effet, ne dura que quatre ans et le ménage, malgré la naissance d’un fils, en février 1892, allait rapidement, à force de “scènes”, péricliter. Il est vain de se demander si Léon se montra ou non, en la circonstance, un “bon époux”. Comme cela se produit habituellement en pareil cas, les amis et les familles de l’un et l’autre conjoint se rangèrent dans des camps opposés. Les témoignages dont nous disposons nous sont rapportés par Edmond de Goncourt, membre fidèle du clan Daudet. Le clan Hugo, quant à lui, ne comportait à cette date - étrangement - plus d’autre écrivain qu’Auguste Vacquerie et aucun en tout cas qui pût nous renseigner sur la mésentente du couple et nous livrer sur ce sujet le point-de-vue de l’épouse. Jeanne n’était entourée que d’hommes politiques, les Lockroy, les Ménard-Dorian, lesquels ne nous ont pas laissé de mémoires ni de souvenirs. C'est donc Goncourt qui nous conte, anecdotes à l'appui, et sans que nous puissions les infirmer, que Jeanne était une sorte d'enfant gâtée, capricieuse et, surtout, très fière de son auguste ascendance.
Ce qui est certain, c’est que Léon Daudet ne souhaitait nullement divorcer. Continuant, selon toutes apparences, d’aimer sa femme, il vécut très mal sa mésaventure. L’échec final de ce couple, “passionné mais instable” (N. White : Transmission romanesque et transposition familiale à la fin du XIXe siècle, in “Héritage, filiation transmission”, Presses universitaires de Louvain, 2011, p. 93), se marqua par le départ de Jeanne Hugo du domicile conjugal, le 21 décembre 1894. Elle laisse à Léon “une lettre de huit lignes, où elle écrit qu’elle ne peut supporter plus longtemps ses injures et ses insultes et qu'elle quitte la maison avec son enfant”. Après quoi, arrive, dans la soirée, “un exploit d'huissier demandant la séparation de corps appuyé d'un factum de huit pages, où les faits sont dénaturés à ce point qu’un jour où, dans un accès de désespoir, Léon menaçait de se tuer, elle l'accuse d'avoir voulu la tuer, elle !” Accusations qui conduisirent Goncourt à poser un diagnostic de dérangement mental : “La haine de cette jeune femme pour ce jeune mari, qui l’adorait et qui l’aime encore et auquel elle n'a à reprocher que des violences de paroles venant de sa jalousie, est inexplicable. Je ne puis l'expliquer que par un état cérébral touchant à la folie” (E. de Goncourt, op. cit., p. 540).
En réalité, les choses étaient plus complexes : les violences ne furent pas seulement “de paroles”. Mais, selon Léon, elles provenaient - coups, crachats - d’une épouse en fureur face à laquelle il était désarmé… Plus tard, devant le juge, il énuméra “tous les soufflets qu'il avait reçus d'elle, sans jamais les rendre”. Et interrogée sur la vérité de ces allégations, Jeanne se serait contentée de répondre “qu'elle ne se rappelait plus..., que la violence appelait la violence (...) Jusqu'à cette séance, le pauvre garçon n'avait jamais rien dit de ces crachats, de ces soufflets de sa femme à son père, à sa mère, laissant croire que les griefs de sa femme pouvaient bien venir de ses violences à lui, tandis que les violences venaient seulement et rien que d'elle” (E. de Goncourt, op. cit., p. 1062). Là encore, ces propos, rapportés à l’écrivain sans doute par Mme Daudet mère, sont à prendre avec précaution, comme le sont tous ceux de conjoints en conflit.
On peut attacher plus de crédit aux paroles de Goncourt lorsqu’il décrit la peine de Léon Daudet car il l’a eue directement sous les yeux.
Au lendemain du départ de Jeanne, soit le 22 décembre, rue Bellechasse (chez Alphonse), il “trouve le pauvre Léon qui est venu dîner à la maison paternelle. Il a les yeux d'un homme prêt à pleurer, demeure des longs temps silencieux, perdu, abîmé dans l’amertume de ses réflexions ; puis il s'échappe de lui des paroles dites d'une voix triste, avec une intonation parfois doucement ironique, mais sans jamais la moindre colère contre sa femme (...). Un moment il jette d'une voix profonde : “Si ça m'était arrivé l'année dernière, je serais entré en décomposition... Non, je ne sais pas vraiment ce que j'aurais fait !” (...) Et bientôt, comme assommé, éreinté, le pauvre Léon se lève pour aller coucher avenue de l'Alma, emmenant Lucien pour lui tenir compagnie la nuit, en ce grand appartement où il se trouve bien seul ” (Ibid).
Le 30 décembre 1894, Goncourt dîne “avec le pauvre garçon, qui a les yeux rouges d'un homme qui a pleuré” (E. de Goncourt, op. cit., p. 1066). Georges Hugo est là également, beau-frère de Léon et son ami de longue date ; il prend le parti de celui-ci contre sa soeur et son beau-père Lockroy (ce dernier, député, avait épousé la bru de Victor Hugo, devenue veuve. Il ne fit rien, lors de la séparation, pour raccommoder le couple, résista aux prières que lui fit en ce sens Alphonse Daudet et aurait ensuite, paraît-il, “mis de l’huile sur le feu”).
Léon Daudet se trouvait donc dans la situation d’un mari abandonné. Aux couples désunis était donnée, depuis la “loi Naquet” du 27 juillet 1884, la possibilité de divorcer. Le divorce restait toutefois soumis à des conditions restrictives. Il n’était pas alors question de divorcer au motif d’une simple “incompatibilité d’humeur” (contrairement à ce qu’a indiqué un biographe de Daudet, bien peu informé) ou en arguant d’un “consentement mutuel”. Le divorce ne pouvait être prononcé à la demande d’un des conjoints que pour une des trois causes suivantes : 1° adultère 2° excès, sévices ou injures graves 3° condamnation de l’un des conjoints à une peine afflictive ou infamante.
C’est de Jeanne qu’est venue en l’espèce la requête à fin de divorce. Mais comme c'est elle également qui avait abandonné le domicile conjugal, Léon pouvait se croire assuré de jouer le rôle de la victime. Et sans doute pensait-il que rien ne pourrait être valablement entrepris contre lui. L’abandon du domicile conjugal ne suffisait certes pas, sous l’empire du droit applicable à l’époque, pour autoriser l'autre à demander le divorce. Mais il pouvait constituer par lui-même une “injure grave” si, étant volontaire et intentionnel, il s'expliquait par “le désir de se soustraire aux devoirs et aux obligations qui naissent du mariage” (Cf. Rép. prat. Dalloz, 1912, V° Divorce, § 65).
Oui, mais voilà : Jeanne Hugo avait pris soin de s’entourer de deux excellents avocats (Léon Daudet rendra d'ailleurs hommage au talent de l’un d’entre eux et deviendra son ami). Ils avaient pris soin avant de se présenter, devant le juge, d’épaissir leur dossier. Aux violences et aux injures déjà mentionnées s’étaient ajoutées d’autres griefs à l’encontre de Léon. Le 13 janvier 1985, Mme Daudet dit à Goncourt “sur une note douloureuse, indignée : “Vous savez, ils ont inventé, à l'heure présente, de l'accuser d'être un brutal, d'être un détraqué, d'être un impuissant.” (E. de Goncourt, op. cit. p. 1073). De sorte que, lors de la réunion de conciliation, Léon Daudet n’en mena pas large. En outre, il trouva devant lui un juge qui n’était pas un magistrat ordinaire, puisqu’il s’agissait du président en Tribunal en personne, le redoutable Manuel Baudouin, lequel avait déjà la réputation à l’époque d’être “d’un caractère ardent, laborieux presque à l'excès”. (http://www.dreyfus.culture.fr/fr/bio/bio-html-manuel-achille-beaudoin.html)
Pour ne rien arranger, Léon Daudet, sans doute déstabilisé par l’événement, se troubla devant les questions du Président, s’enferra et commit des maladresses d’expression. On ne peut interpréter autrement l’accusation qu’il porte, des années après, au Président Baudouin d’avoir voulu lui “faire dire exactement le contraire” de ce qu’il disait “en réalité” et d’avoir résumé ses paroles “à contre-sens”. En réalité, on peut penser que Baudouin avait exactement compris la situation : quels que fussent les torts des unes et des autres, il avait affaire à un couple irrémédiablement déchiré dont il était vain de chercher à réunir les morceaux épars. Goncourt lui-même l’admettait. Apprenant la nouvelle de la séparation, sa première réaction avait été de se dire lui aussi :”Ma foi, ce dénouement était désirable” (E. de Goncourt, op. cit., p. 1060).
Mais iI ne servait à rien, de la part du juge, de chercher à en convaincre le mari éploré. La seule manière d’inscrire ce "dénouement désirable" dans l’ordre juridique était, non pas de rechercher l’accord des deux conjoints, mais d’imputer à l’un des deux, d’une manière ou d’une autre, une des causes conditionnant le divorce. L’adultère ne pouvant, semble-t-il, être reproché au mari, restait le recours toujours possible de découvrir, dans son comportement ou ses paroles les traces d’une “injure grave”. On a vu que Léon Daudet proclamait avoir été lui-même un mari battu. Ce type de défense n’était pas plus facile à faire admettre en 1895 qu’aujourd’hui et il a sans doute suffi à Manuel Baudouin, pour motiver le prononcé du divorce (je n’ai pu malheureusement me procurer les “attendus” de son jugement) de mettre en avant le fait incontestable qu’il s’était produit des violences entre les époux et que c’était le mari qui les avait, selon toutes vraisemblances, commises.
La loi de 1884 avait beau en être à ses premières années d’application, le raisonnement “téléologique” appliqué par Manuel Baudouin (c’est-à-dire l’adaptation des outils juridiques à un objectif clairement donné au départ, en l’occurrence : mettre fin à un mariage raté), était déjà devenu une pratique courante des juges du divorce. Ceux-ci s'étaient majoritairement rangés derrière une interprétation extensive de la notion d’ ”injure grave”, ce qui leur permit de prononcer un nombre de divorces bien supérieur à celui qui aurait été normalement attendu d’une application stricte de la loi.
Cette jurisprudence libérale, conforme aux voeux et aux besoins d’une bonne partie des couples qui saisissaient les juges d’une demande de divorce, a pris naissance au sein de la partie républicaine et progressive de la magistrature, celle à laquelle appartenait Manuel Baudouin. Elle a heurté en revanche les juristes catholiques et conservateurs dont l’irritation à ce sujet s’est exprimée encore jusque dans les années 1960 : “Le divorce est contagieux ; il n'a pas cessé de s'étendre (...). C'est que le divorce une fois admis dans son principe, il est vain de vouloir en limiter l'application. Même restreint aux fautes les plus graves, adultère ou abandon du domicile conjugal, le divorce est toujours ouvert aux époux qui ont la volonté de rompre leur union ; il est facile de faire constater un adultère simulé, plus encore de quitter le domicile conjugal (...). Les adversaires de l'Eglise ou de l'ordre moral ont donc multiplié leurs efforts pour inciter les époux à puiser dans la loi Naquet les facilités qui leur étaient offertes (...). Trompés par les plaideurs et leurs conseils, les tribunaux sinon tous, du moins un trop grand nombre, en prennent leur parti et souvent ne demandent qu'à être abusés. Ils violent ainsi délibérément la loi qu'ils sont pourtant chargée d'appliquer...” (H., L. et J. Mazeaud : Leçons de droit civil, t. 1 ; Montchrestien, 1963, p. 1324).
Il est significatif que le trio d’universitaires “vieille droite” constitué par les frères Mazeaud a emprunté, pour illustrer la montée selon lui déplorable du nombre des divorces, des statistiques empruntées au Tribunal civil de la Seine du temps où Baudouin le présidait : “Au lieu d’user des délais que la loi leur permet d'imposer, les tribunaux, submergés par le nombre des demandes, vont au plus vite ; à la seule audience du 15 décembre 1898, le tribunal civil de la Seine prononça 294 divorces. Bien peu de présidents ont la patience et le courage de remplir en conscience le rôle essentiel de conciliateur que leur impose cependant le législateur au début de la procédure” (Ibid).
Toute sa vie, Léon Daudet a gardé rancune à Manuel Baudouin d’avoir ainsi prononcé un divorce que lui-même ne souhaitait pas et de lui en avoir imputé la responsabilité. Le fait que, peu d’années après, le même Manuel Baudouin se signala pour ses positions en faveur de l’innocence de Dreyfus, que lors de l’instruction du second procès de révision il prit la liberté d’houspiller le général Mercier et qu’il parvint ensuite à faire triompher ses idées à la Cour de cassation n’a évidemment pas contribué à redorer son image aux yeux de celui qui était devenu entretemps un chef de l’Action française. Mais la faute première de Baudouin demeure tout de même, selon Daudet, dans la manière volontariste dont il est intervenu pour résoudre une querelle conjugale. Car celle-ci a concerné directement non pas un politicien pérorant sur une tribune mais un jeune homme aux yeux rougis de larmes. A cet égard, le procès Daudet-Hugo importa plus au Léon Daudet de 1895 que le procès Dreyfus qui s’était déroulé quelques mois auparavant, dans un monde tout autre...
Toute sa vie, Léon Daudet a gardé rancune à Manuel Baudouin, d’une part, d’avoir prononcé un divorce qu’il n’avait pas sollicité, d’autre part, de lui en avoir imputé la faute. Le fait que, peu d’années après, le même Manuel Baudouin se signale pour ses positions en faveur de l’innocence de Dreyfus, que lors de l’instruction du second procès de révision il prenne la liberté d’houspiller le général Mercier et qu’il parvienne ensuite à faire triompher ses idées révisionnistes à la Cour de cassation n’a évidemment pas contribué à redorer son image aux yeux de celui qui était devenu entretemps un chef de l’Action française. Mais la faute initiale de Baudouin demeure tout de même bien dans la manière volontariste dont il est intervenu pour résoudre une querelle conjugale qui concernait directement Léon Daudet. Qui le concernait lui en tant que jeune homme aux yeux rougis de larmes, et non en tant que politicien vitupérant. Si un procès a pu lui importer en ces années-là, ce fut le procès Daudet-Hugo 1895, non le procès Dreyfus 1894.
J’ai dit que Léon Daudet ne se remit jamais de son divorce. Octave Mirbeau, voulant caractériser la forme que prit chez lui la satire, "énorme, passionnée", la voit surgir, en flots "d'improvisation torrentueuse", "des sources les plus profondes de l'enthousiasme déçu et de l'amour trahi" (Le Journal, 6 décembre 1896). Léon Daudet ne se remit pas davantage des autres éléments de trouble et de désarroi affectifs et professionnels que furent pour lui, dans ces mêmes années, d’une part, la maladie et la mort de son père, pris dans des souffrances que Léon, reconverti en infirmier et aide-soignant, ne parvint pas à apaiser, et, d’autre part, son échec à l’internat en 1891 et son renoncement à devenir médecin.
Les deux événements sont liés. Le désir d’apaiser les douleurs que causait à son père la syphilis dont il souffrait a nourri son souhait de devenir médecin. Mais l’échec total qu’il constata des médications et des remèdes expérimentées sur Alphonse Daudet par les plus grandes sommités médicales de l’époque le dégoûta desdites sommités et de leur prétendue science : “L'inertie de la thérapeutique, en face de lésions qui devraient être curables, au moins modifiables, me surprenait et m'indignait. Alors, à quoi bon l'étude, à quoi bon les concours, à quoi bon le sacrifice des belles années de l'existence, si l'on devait aboutir à ce nihil, à cette abstention, à des palliatifs pires que tout, comme la morphine ?” (L. Daudet, cité in E. Weber : L’Action française ; Fayard, 1985, p. 64, n. a). Il fallut alors à Léon Daudet se réinventer professionnellement et à 30 ans, ce ne lui fut pas très facile...
D’autant que son divorce eut pour lui d’autres conséquences qu’affectives ou familiales : il le coupa du courant de la gauche libérale, “éclairée”, progressiste et bien installée dans la vie qui était celle de Jeanne Hugo et de son beau-père Edouard Lockroy. Un écrivain en proie, comme le fut Léon Daudet, à une déception amoureuse peut faire le choix d’en faire le sujet d’un roman ou de poésies, et écrire à la manière de Paul Bourget un récit démontrant les méfaits du divorce. Mais ce même écrivain peut aussi, pour des raisons qui seront personnelles et non plus littéraires, prendre l’option inverse et se taire. Ce choix du silence fut celui de Léon Daudet. Tout au long d’une oeuvre prolixe, dans laquelle il parla abondamment de lui, de ses passions et de ses haines, Léon Daudet ne fit quasiment jamais d’allusions à sa séparation. Le texte que je cite en entrée est l’une des rares exceptions et ce qu’il contient de personnel reste voilé (Daudet évoque “un divorce”, sans préciser qu’il s’agit du sien). De même, il n’écrivit que de rares fois, et dans un contexte qui rendait la chose indifférente, le prénom et le nom de sa première femme.
Mais cette réserve qu’il s’imposa vis-à-vis de Jeanne Hugo, il n’était pas question que Léon Daudet en fît également bénéficier le cercle de barbus républicains qui entourait celle-ci. Ces bonnes figures, largement inoffensives et oubliées, se sont donc retrouvées, dans ses livres de souvenirs et ses articles de polémique, la cible principale de ses attaques et de ses moqueries. La verve méchante et railleuse sous laquelle il accable ces braves sénateurs de la Lozère ou des Basses-Pyrénées serait incompréhensible s’il ne s’était agi d’une manière détournée de règler ses comptes avec une “ex”.
On sait que Daudet ne craignait, dans la polémique, ni l’outrance ni la démesure, au risque d’ailleurs de ne pas toujours être pris au sérieux. Il est toutefois un personnage qui suscita en lui une haine à ce point insistante, résolue et emphatique qu’en comparaison, toutes ses autres moqueries semblent perdre en virulence, comme pâlies sous la lumière pas encore tout-à-fait éteinte d’une amitié ancienne. Ce personnage, c’est Alfred Naquet.

Quand il s’agit de Naquet, alors là ! Daudet s’empourpre, le thermomètre s’enflamme comme dans un dessin animé de Tex Avery, on croirait lire du Rebatet “se payant” François Mauriac, Céline rageant contre Sartre. C’est que, sur Alfred Naquet, ce “damné en promenade terrestre”, dont Daudet reconnaît par ailleurs l’honnêteté et la sincérité (même si c’est dans le mal), pèse le poids d’un crime sans nom : il est “l'auteur de la loi du divorce”. C’est un juif, certes, et en plus “un juif non assimilé”, mais il n’est pas le seul dans ce cas. Il est le seul, par contre, que Daudet décrive en des termes sataniques qui font parfois songer, lorsqu'il fulmine ainsi, à un Bernanos roulant contre le Mal des yeux et des moustaches. Ainsi évoque-t-il tout à tour, parlant de Naquet, sa “libido du néant”, sa “ténacité dans la destruction”, son “goût du délabrement, de la corruption et de la mort”, une passion pour “ce qui se décompose, ce qui se dégrade, ce qui se putréfie, les larmes familiales, le deuil national, l’émeute, la guerre civile, tous les fléaux…”. Quoique, heureusement, il n’ait pas “réalisé ici-bas le millième du mal qu’il souhaitait y accomplir...” (L. Daudet : Au temps de Judas ; Souvenirs et polémiques, coll. Bouquins, 1992, p. 552-553).
Ce que Naquet a eu le temps de réaliser, c’est tout de même cela : cette loi du divorce, qui a été son oeuvre, celle à qui il a donné son nom, et qu’il faut entendre, selon Daudet, comme un plan de dissociation de “la famille française”. L’appliquer, cette loi, à la manière de juges tels que le Président Baudouin, c’est couper en deux “les petits Français, rejetant du côté du père et des grands-paternels le tronçon n° 1, du côté de la mère et des grands-maternels le tronçon n° 2”. C’est faire en sorte, également, que ces “enfants de divorcés, se rappelant leur condition malheureuse, redoutant de la renouveler pour leur descendance”, aient “une tendance naturelle à restreindre la natalité” et soient incités à ne retenir “du mariage que le plaisir ou l'intérêt immédiat”. De sorte que “la première victime de l'insanité politique, législative, morale, sociale, c'est toujours l'enfant, soit à naître, soit naissant, soit grandissant”. Cet enfant, l’Etat le sèvre de ses parents, de leur “conjonction indispensable”. “Il le fait grandir dans l'incertitude et dans la confusion familiales” (L. Daudet : Le stupide XIXe siècle ; Souvenirs et polémiques, coll. Bouquins, 1992, p. 1268-1269).
Les spécialistes ou biographes de Daudet que j’ai consultés (B. Oudin, J.N. Marque, E. Vatré) ne comprennent pas l’hostilité que Daudet marqua constamment à l’égard de la loi Naquet. Ils pensent que, du fait de sa situation de divorcé, il a au contraire “profité” ou “bénéficié” de cette loi et qu'en tonnant contre la loi de 1884, il se montre bien ingrat. En fait, cette loi, il n’a fait que la subir... Si l’un des conjoints en a “bénéficié”, cela a été Jeanne, laquelle s’est ensuite remariée à Jean Charcot, l’explorateur de l’Arctique, pour en divorcer ensuite et épouser un troisième mari.
De 1897 à 1903, année de son second mariage, Léon Daudet n’a plus su à quelle famille se raccrocher. En divorçant de sa femme, il a également rompu avec la famille républicaine à laquelle il avait cru appartenir. En rédigeant Les Morticoles, satire du monde médical, il s’est brouillé avec la corporation des médecins. La mort de son père, celle d’Edmond de Goncourt, qui font de lui un ayant-droit ou un exécuteur testamentaire, le privent des éléments protecteurs du cocon familial et social dont il avait pris l’habitude. Alors, pendant ces années d’inconsistance et de “confusion familiale”, il s’agite, tourne en rond, se bat en duel pour des motifs futiles… S’il s’extrait finalement de cette situation d’incertitude où le place son isolement, c’est par le mariage le plus endogame qui soit : il épouse Marthe Allard, fille de la sœur de son père, laquelle avait épousé le frère de sa mère. Marthe, encore plus antisémite et nationaliste que lui, lui présente le comte de Paris de la cause duquel il s’engoue et, surtout l’incite à entrer à l’Action française. Celle-ci sera pour lui une seconde famille qui se substituera à la première. Il lui dispensera son rire, sa faconde et son éloquence de tribune. Elle le comblera en retour de reconnaissance, d’hommages et d’embrassades et il ne la quittera plus jusqu’à sa mort. Il trouvera dans son second mariage et le militantisme la sécurité, la stabilité, et aussi l'enfermement qu’Elsa Triolet et le PCF apporteront de même à Louis Aragon lorsque celui-ci sortira, déboussolé, de la liaison avec Nancy Cunard
La blessure toujours vivante que Daudet a gardée de son divorce et de la rupture sociale et idéologique qui en a été la suite, rupture qui l’entraînera par la suite à se méfier profondément de toute exogamie, je ne connais qu’Eugen Weber pour en avoir perçu l’importance : “En 1891, Léon épousait Jeanne Hugo, sœur de son meilleur ami, Georges Hugo, et petite fille du poète. Le mariage, mariage civil seulement, ne fut pas une réussite. Le couple eut un fils et divorça en 1895. Il semble que Daudet ait contracté à la suite de cette expérience malheureuse une rancune durable à l'endroit de ses ex-amis. Ses souvenirs, mordants toujours, mais généralement de bonne humeur, paraissent se rembrunir dès qu’apparaît la famille Hugo, et il n'est pas impossible que ce ressentiment personnel ait influencé son attitude politique ultérieure” (E. Weber : L’Action française ; Fayard, 1985, p. 63).
On pourrait écrire en effet une histoire politique de la France en l’abordant par sa face la moins empruntée, celle du droit, non celui des institutions politiques, mais le droit des biens, le droit des personnes… Qui était bâtard ou enfant légitime ? qui était divorcé ou fils de famille ou mari en séparation de biens ? qui était propriétaire et de quoi ? de forêts ou de titres ? d’immeubles locatifs ou de hardes ? Péguy, qui avait dilapidé dans les Cahiers de Quinzaine toute la dot de sa femme républicaine, aurait bien voulu divorcer mais ne l’a jamais pu. Vaille que vaille, il est resté républicain. Daudet, qui ne voulait pas divorcer de la sienne, s’est finalement remarié avec une royaliste. A la suite de quoi il est devenu royaliste. Comme si les idées politiques faisaient, partie, au même titre que les meubles de la chambre à coucher, des biens de la communauté...
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