
Main basse sur la ville peut être regardé, à bon droit, comme l’archétype du film démonstratif et « engagé » à la mode des années 60. Sa construction (le récit est bâti sur quelques vérités fortes, exposées dès les premières images du film et inlassablement martelées par la suite), sa mise en scène, qui désigne clairement les Bons et les Méchants (les uns sont énergiques et ont le regard clair, ils déclament les vérités du cinéaste comme du haut d’un tribune imaginaire, les autres - à l’exception notable du méchant promoteur, Nottola, auquel Rod Steiger prêt une certaine consistance humaine - sont torves ou adipeux ou grotesques : leur mauvaise foi, leur noirceur sont acquises dès leurs premières apparitions). Les critiques français de 1963 qui de l’Humanité à Minute, se sont tous déclarés ravis du film, ont évoqué, sans le critiquer, cet aspect démonstratif et didactique : « Francesco Rosi (...) se voulut d’abord et uniquement démonstratif et efficace » pour Jean Rochereau (La Croix, 19 novembre 1963 ; cité in : l’Avant-scène du cinéma, n° 169, 1976, p. 30), « L’admirable est que cette démonstration - cette analyse plutôt - n’ennuie pas une seconde » selon J.-L. Bory qui parle plus loin non plus d’analyse mais de « leçon de civisme démocratique » (Art, 13 novembre 1963 ; op. cit. p. 31). On loue la « force convaincante » (G. Charensol, Les Nouvelles littéraires, 14 novembre 1963 ; op. cit.) du film, ou aussi bien « la rigueur » (M. Aubriant, Paris-Presse, 7 septembre 1963 ; op. cit.), « le courage » (J. de Baroncelli, Le Monde, 7 septembre 1963 ; op. cit.) avec laquelle Mains basses sur la ville démonte le mécanisme du pouvoir dans une ville livrée à la collusion des intérêts entre les hommes politiques et les entrepreneurs capitalistes » (Jean A. Gili, Morale et politique ; op. cit.).
Les choses se brouillent dès que l’on s’efforce de formuler la conclusion de cette démonstration prétendument implacable qui constituerait l’objet même du film. Celui-ci aurait-il eu pour but de démonter les mécanismes de la spéculation foncière ? C’est là l’hypothèse à laquelle nous convie Francesco Rosi lui-même : « Main basse sur la ville part de l'énonciation d'un théorème : un mètre carré de terrain agricole située à la périphérie d'une grande ville voit sa valeur augmentée de façon démesurée s'il devient constructible et si, de surcroît, la communauté investit son argent pour apporter jusqu'à ce mètre carré des terrains, l'eau, le gaz, électricité, le téléphone, les égouts et tous les autres services nécessaires » (Francesco Rosi, Ma façon de faire du cinéma ; Etudes cinématographiques, Minard, 2001, vol. 66, p. 11).
C’est aussi la leçon que tout spectateur retire immédiatement du film, puisqu’elle est suggérée par son titre même et exposée on ne peut plus clairement dans son prologue : entouré d’un groupe d’amis, Nottola arpente un terrain vague, d’où l’on découvre au loin un groupe d’HLM, et il leur tient ce discours : « Combien vaut cette terre aujourd’hui ? 300, 500, 1.000 lires le mètre carré... Mais demain, ce même mètre carré peut valoir 69, 70.000 lires et même davantage ; ça ne dépend que de nous. 5.000 pour cent de profit (...). Il y’a tout à gagner et sans risques. Il suffit que nous nous arrangions pour que la ville amène ici les rues, les égouts, l’eau, le gaz, l’électricité et le téléphone. ». La scène suivante illustre le « théorème » ainsi exposé : le maire pérore devant un groupe de notables auquel il déclare notamment : « Là où, maintenant, il n’y a qu’une sordide étendue de terre, la Municipalité amènera des routes, l’eau, l’électricité et le gaz et toutes les autres commodités publiques indispensables. C’est pour cette raison que notre parti s’est battu pour obtenir du Parlement l’assignation d’un fonds spécial pour les besoins de notre ville ». Bien entendu, Nottola fait lui-même parti de cette municipalité et de cette Démocratie chrétienne corrompue alors au pouvoir et que Rosi pourfend ainsi de manière transparente, sans qu’il lui soit besoin de la nomme : le récit se rapporte, de manière transparente, aux mandatures des maires démocrates-chrétiens Achille Lauro et Silvio Gava, marqués par des épisodes de corruption (leur a succédé une municipalité communiste qui n’a toutefois pas remis en cause un système de pouvoir napolitain, irréductible à l‘alternance droite-gauche. De même, tous les Napolitains de l’époque reconnaissaient dans l’aide providentiellement apportée par le Parlement la loi spéciale pour Naples du 9 avril 1953, grâce à laquelle l’Etat italien a assuré 75 % du coût de la reconstruction de la ville, faisant pleuvoir ainsi pour les constructeurs et les élus « une véritable manne » (C. Vaillat, B. Marin, G. Biondi : Naples, démythifier la ville ; l’Harmattan, 1998, p. 287).
A vrai dire, ce ne sont là que les dix premières minutes du film. Par la suite, il ne sera plus jamais question de la spéculation foncière telle que nous venons de l’évoquer - celle qui s’est exercée, dans les années de l’après-guerre, sur les zones péri-urbaines - et le fameux « théorème » de Nottola, bien trivial au demeurant, voit ainsi sa vérité rapidement démontrée pour disparaître ensuite et définitivement du film.
Les images suivantes nous amènent dans un univers tout autre et bien plus typiquement napolitain : celui du centre historique de cette ville avec ses ruelles sordides, ses bâtiments délabrés et surpeuplés et dont l’un d’eux s’écroule sur ses habitants, du fait d’un chantier de construction voisin au cours duquel l’on a imprudemment démoli l’immeuble mitoyen. L’effondrement de l’immeuble a fait plusieurs victimes et la catastrophe menace de tourner au scandale politique. L’on retrouve alors l’omniprésent Nottola : c’est lui qui est à la tête de la société Bellavista à qui a été concédés les travaux de réaménagement du quartier et c’est son propre fils, en qualité d’ingénieur, qui dirigeait les travaux. Le chef de l’opposition municipale de gauche, nommé De Vita dans le film et qu’interpréte un véritable dirigeant syndical, Carlo Fermariello, voit là une occasion de mettre en cause « la scandaleuse spéculation privée qui a changé la face de notre ville » et de dévoiler « les intrigues, les complicités entre le pouvoir politique et le pouvoir économique, les corruption et les intérêts illégaux qui furent nécessaires pour maintenir ces pouvoirs incontrôlés (F. Rosi, Ma façon de faire du cinéma, op.cit. Ce sont là des paroles de F. Rosi lui-même. Ce qu’il dit de ses propres intentions et les intentions dénonciatrices qu’il prête à De Vita sont pratiquement interchangeables). A force d’insistance et d’interpellations, De Vita obtient du conseil municipal le lancement d’une mission d’enquête municipale chargée d’éclairer les causes de l’accident. Le déroulement du film va dès lors coïncider avec celui de cette enquête.
Commence alors - effectivement - une démonstration, mais qui ne conduit pas du tout là où Francesco Rosi déclare vouloir conduire le spectateur. Non seulement la commission dirigée par De Vita ne parvient pas à mettre véritablement Nottola en difficultés mais elle aboutit au résultat inverse : « Nos mains sont propres! » clament d’avance les conseillers démocrates-chrétiens. « Il en résulte clairement que tout est en ordre » conclut fièrement un ami de Nottola. Ce dernier peut même se permettre de lancer à De Vita : « Vous avez fait une enquête sur moi et qu’est-ce vous avez découvert ?... Rien, absolument rien ! », ce à quoi son adversaire répond piteusement : « C’est vrai, c’est vrai. Les lois se font ici et c’est également vrai qu’en ce moment vous êtes encore les plus forts ». De Vita se reconnaît vaincu, sur le terrain juridique en tout cas, et il renonce à « continuer avec le Parlement..., la presse.., l’opinion publique..., le Conseil d’Etat... », comme il en avait, à un moment, exprimé l’intention.
C’est qu’en cours d’enquête, notre justicier, qui se dit lui-même « ingénieur de la construction », a reçu des fonctionnaires de la ville une série de petites leçons sur le droit de la construction et de l’urbanisme italien qui, pour être données par une série de fonctionnaires caricaturaux, ne sont pas contestées et produisent leur effet. Outre qu’elles nous offrent l’occasion de constater les fortes ressemblances du le droit italien de cette époque avec notre propre droit de l’aménagement urbain, elles font comprendre à De Vita l’échec prévisible de sa démarche : les suites juridiques d’un accident tel que celui qui a frappé l’opinion au début du film (ainsi que les spectateurs, conviés à s’émouvoir avec elle) n’auront pas la moindre chance de provoquer un changement dans les méthodes d’aménagement urbain conduites à Naples.
Tout d’abord, il apprend l’existence du principe de l’indépendance des législations qui s’appliquait alors en Italie comme en France aujourd’hui et sépare droit public de l’urbanisme et droit privé de la construction : de ce qu’un immeuble s’effondre en cours de chantier ou de ce que sa construction compromet la solidité des immeubles mitoyens, on ne peut tirer aucune conclusion quant aux responsabilités encourues par l’administration. Celle-ci se borne à délivrer le permis de construire « sous réserve du droit des tiers », lesquels en l’espèce, ne se sont pas manifestés (« Dans notre cas, les locataires n’ont pas protesté, ni les propriétaires. »). Ensuite, comme en France également, il faut tenir compte de ce que le non-respect éventuel des prescriptions relatives à la sécurité des constructions s’apprécie a postériori, sous le contrôle de l’autorité judiciaire : « Si quelqu’un ne les respecte pas, il va en prison. la Magistrature est là pour ça ». De Vita excédé conclut « La vérification se fait après l’accident. Les bureaux sont en ordre et, pendant ce temps-là, les gens peuvent mourir ». Il montre ainsi qu’il a bien compris la leçon et que tout spectaculaire qu’il puisse être, un accident de chantier est sans effet sur une administration municipale.
Celle-ci, au demeurant, ne reste pas inactive : elle comprend le danger qu’il y’a à entreprendre des travaux de démolition et de rénovation urbaine dans un ilôt vétuste et encore habité. Elle entreprend donc ce qu’elle aurait sans doute dû faire dès le départ, à savoir exproprier et reloger les habitants de l’ilôt. Là encore, De Vita s’indîgne, mais en vain, d’autant plus que convié par Nottola lui-même à visiter un des immeubles en cours de construction, et qui présente « tout le confort moderne », il admet que l’opération conduira à améliorer les conditions de logement : « Vous voyez ça ? c’est un water » commente Nottola « ça c’est l’eau. Tout est propre, tout est neuf ; ça, c’est le courant industriel ; ça, c’est la cuisine, le gaz. Venez, venez. Ces choses-là, vous croyez que dans leurs maisons, ils les ont ? Hein ? (...) Et alors, vous devez m’expliquer pourquoi c’est pas mieux que ce truc-là disparaisse, pour faire beaucoup d’immeubles comme celui-ci ? ». Là encore, De Vita ne trouve rien à répondre, sinon à rappeler des principes légalistes dans les limites desquels il ne sait du reste pas comment agir : « Je me bats ... non contre ces immeubles. Pour moi il suffit que ces immeubles soient construits là où la loi l’exige et de la façon dont elle l’exige, non pas là, où et comment vous l’exigez, vous. ». Tout autant que Nottola, il est convaincu des supériorités de l’habitat moderne façon années 50 sur l’habitat traditionnel de Naples que la municipalité entreprend de démolir, celui des ruelles, des échoppes et des palais décrépits, celui aussi dans lequel s’était perpétué une forme d’habitat désigné sous le terme d’« agrégat vertical » et qui, mélangeant les classes sociales à l’intérieur d’un même immeuble, favorise tant l’économie informelle que les solidarités de proximité.
A ce point-de-vue, d’ailleurs, De Vita est plus logique que Nottola. Le mal napolitain, à savoir la corruption et le crime organisé « suppose un certain nombre de conditions (...) : la permanence de la constitution urbaine traditionnelle, ce qui implique un fort immobilisme territorial [et la domination de la société napolitaine par] cette structure urbaine » (M.-P. et P. Allum, Naples telle qu'en elle-même ; Naples, coll. Autrement, 1994, p. 112). Or ce sont justement les opérations de rénovation urbaine et d’extension périphérique conduites par Nottola qui tendent à segmenter à détruire cette «constitution urbaine traditionnelle». Autrement dit, Nottola transforme radicalement le paysage urbain de Naples, d’une manière qui déplaît fort au scénariste de Main basse sur la ville : « Le Pausilippe n'est plus vert. (...) Des maisons de toutes parts. Derrière le palais, là haut, une longue file de constructions toutes semblables qui se disputent la vue de la mer et coupent la colline à mi-côte. Nouvelles maisons pour nouveaux riches » (Raffaele La Capria, cité in : Jean A. Gili, L’orgueil d’être napolitain ; Naples dans l’oeuvre de Francesco Rosi ; Etudes cinématographiques, Minard, 2001, vol. 66, p. 74). Mais, ce faisant, il déstabilise et compromet sur le long terme, bien mieux que le pourront le faire tous les De Vita de la terre, les fondements mêmes de sa puissance.
Aussi bien, ce sont les amis politiques de Nottola et non pas la commission conduite par De Vita qui le mettent en difficulté. Effrayés par les remous médiatiques entourant l’affaire, beaucoup plus que par ses improbables retombées juridiques, ils envisagent d’écarter Nottola de la commission des adjudications, afin que soient clairement séparés le monde des politiques et celui des entrepreneurs. Nottola, soudain isolé, se bat bravement contre son propre camp et parvient à rameuter ses partisans, à savoir tous ceux qu’il arrosa naguère de bienfaits, en contrepartie de leur appui électoral : « J’ai donné à manger à des familles entières, j’ai donné une place à l’un, une place à l’autre (...). Je donne de l’argent, je fais hospitaliser les malades... ».
Finalement, Nottola conquiert son poste d’assesseur à la commission et tandis que le film montre les tractations poursuivies à cette fin, l’accent se déplace. De Vito s’indigne maintenant des entorses ainsi faites aux règles de transparence et de passation des contrats publics (« Deux faits très graves ont été mis à jour : d’abord, un terrain public a été vendu à un particulier (...). Deuxièmement : la Commission a délibéré sans consulter le conseil municipal. »). Il est incontestable que, dans le cadre du droit des marchés actuel, Nottola ne manquerait pas de rencontrer certaines difficultés, notamment avec les exigences de respect des règles de concurrence imposées par « la Directive Travaux ». Mais les vraies victimes des entorses ainsi commises sont les entreprises capitalistes extra-napolitaines dont Rosi et son porte-parole, De Vita, se font ainsi les défenseurs inattendus. Ces entreprises se trouvent en effet évincées du marché des contrats publics de la ville du fait d’une collusion entre les élus et les entrepreneurs locaux. Mais de cette collusion, la main d’oeuvre napolitaine bénéficie au même titre que Nottola, d’où l’appui intéressé qu’elle lui prodigue, au grand dam de De Vita.
A ce stade du récit, on constate entre l’emphase déclamatoire et le ton de procureur qui continuent de caractériser les propos de De Vita et ce qui est son objet d’indignation final, à savoir le non-respect des règles de concurrence dans l’obtention des marchés publics, une certaine disproportion. Pourquoi tout ce tapage, ces images accusatrices, ce ton d’indignation morale pour des illégalités procédurales auxquelles seuls les juristes spécialisés s’intéressent (et encore est-ce sans passion excessive !) ? Et pourquoi le cinéaste marxiste qu’était en 1963 Francesco Rosi s’attache-t-il tant au respect de règles de concurrence, lesquelles assureraient, dans le petit monde napolitain, un marché libre, transparent et compétitif, ouvert notamment aux entreprises de BTP du nord de l’Italie ? Milan faisant mains basses sur Naples ? Si c’est là le combat qu’a choisi son héros De Vita, on comprend que celui-ci ait eu du mal à le faire partager à des masses dont il constate avec amertume qu’elles restent fidèles à Nottola et à son parti...
L’on observe ainsi un décalage progressif entre le ton du discours, intensément accusateur, et son contenu réel, de plus en plus modeste et insignifiant. Il faut, je crois, en chercher l’explication dans les rapports pour le moins complexes qui, au fil des années, des reniements et des déracinements, se sont tissés entre Francesco Rosi, d’un part, sa ville natale, de l’autre. Concernant Francesco Rosi, il suffira de rappeler qu’il est un intellectuel, plus idéaliste que cynique, plaçant ses espoirs politiques dans la raison, les « lumières » et le civisme. Mais de l’autre côté, il y’a Naples, avec son chaos et ses misères, avec sa force, aussi, qui réside dans la stabilité de son système de pouvoirs. Cette stabilité, par delà les siècles, est telle qu’elle mériterait que les sociologues ou les philosophes de la politique élaborent, pour désigner le régime de gouvernement urbain napolitain, un concept original. Les spécialistes de Naples sont obligés de recourir à des métaphores ou à des notions impropres, notamment celle de « clientélisme », pour décrire ce système dont le lieu d’origine se trouve dans le « vicolo », c’est à dire dans la ruelle : « L'économie du vicolo (...) désigne l'ensemble des relations économiques qui redistribuent dans le voisinage urbain immédiat les revenus individuels obtenus de l'extérieur, au travers de multiples et infimes transactions portant sur les travaux et les services les plus divers” (P. Allum, Naples, un bloc de pouvoir en Méditerranée ; Peuples méditerranéens, janvier-mars 1978, p. 60).
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La médiation entre le vicolo et le petit peuple napolitain, d’un côté, le pouvoir politique local de l‘autre, qu’il soit celui des Bourbons avant 1860 ou de l’administration municipale et de l’Etat, aujourd’hui, est assuré par des sortes de notables ou de caïds (ces termes sont impropre comme tous ceux que l’on est obligé d’employer), lesquels peuvent être aussi bien des chefs de la Camorra que des élus politiques, et de qui l’on attend passe-droits, faveurs, aumônes, emplois, facilités administratives pour les postes de fonctionnaires, les contrats, les pensions, les problèmes de TVA, les permis de construire « et tant d'autres qui sont le lot de notre société (Commission parlementaire d’enquête sur le phénomène de la Mafia, 17 septembre 1993, citée in : T. Behan, Enquête sur la Camorra ; 2002, tr. fr. 2004, Autrement, p. 184). Selon certains auteurs, c’est l'après-guerre qui aurait réinstauré « dans le Mezzogiorno l'ancien système méridional fondé sur les notables, la clientèle, la collusion Mafia-Camorra, et dans lequel les emplois, les travaux publics et les contrats avec l'État, les honneurs, circulent sur un colossal marché qui dans son principe même viole de façon continuelle les mécanismes d'Etat » (P. Allum ; op. cit., p. 61).
D’autres y voient un phénomène plus récent apparu dans les années 60, « nouveau bloc social basé sur les classes moyennes urbaines, majoritairement non productives et liées à un système de contrôle politique du partage des ressources » (R. Minna, Breve storia delle Mafia, 1984, cité in : T. Behan, op. cit., p. 78). Pourtant ces systèmes d’entraide étaient déjà évoqués en 1900 : “Du riche industriel désireux de s’ouvrir une voie politique ou dans l’administration aux petits commerçants qui demandent une réduction d'impôt; de l'homme d'affaires s’efforçant de décrocher un contrat à l'ouvrier cherchant un emploi dans une usine; des professions libérales désireuses d’agrandir leur clientèle et d'obtenir une reconnaissance plus importante au postulant à un emploi du bureau; du négociant des autres provinces venu à Naples pour acheter des marchandises aux candidats à l'immigration vers l'Amérique; ils trouvent tous quelqu’un sur leur chemin et presque tous recourent à son aide » (Giuseppe Saredo, 1901 ; cité in : Tom Behan, op. cit. p. 39). De même, René Bazin rencontre en 1893 un conseiller provincial « ayant tout fait l’air, l’allure et aussi la puissance d’un chef » qui, faisant sa tournée des ruelles, s’exprime ainsi : « Les pauvres gens ont de la peine à rencontrer un soutien. Les avocats, les fonctionnaires, les policiers ne les écoutent guère. Moi, je les écoute et ils m’aiment bien. » (Les Italiens d’aujourd’hui. Provinces du Sud ; Revue des Deux Mondes, 1er septembre 1893, p. 66). Le lien de ces pratiques avec « la vieille tradition des Bourbons selon laquelle le Roi redistribuait des aumônes à ses loyaux sujets » paraît évident.
Les notables, élus ou camorristes, bénéficient ainsi d’un appui populaire conditionnel : « Dans le Sud, les votes expriment les difficultés économiques et sont dirigés vers ceux qui contrôlent les ressources ; il ne s'agit pas de consensus mais de nécessité ; vous votez pour eux tout en les haïssant” (I. Sales, La Voce nella Campania, mai 1992, cité in : T. Behan, op. cit., p. 187). S’instaure ainsi, grâce à ce « réseau de dettes et de reconnaissance », « cet écheveau de fric, de troc et de menaces (J.N. Schifano, Sous le soleil de Naples ; Gallimard, 2004, coll. Découvertes, p. 70), un certain équilibre des rapport politiques et sociaux : « Si le petit peuple se soumet (ce qui n'est pas toujours le cas), c'est qu'il a quelque chose à gagner. Il ne faut pas oublier que, dans le centre historique, les gens aisés étaient les premiers et uniques employeurs, de plus, ils distribuaient les biens, les aumônes, les divers types d'aides. Ce raisonnement est donc simple : si, à la place des riches, en étaient les pezzenti (miséreux), ceux-ci chercheraient à s'enrichir et à s'approprier ce qu'ils ne possèdent pas encore et le petit peuple se retrouverait sans rien : " E chi ci dà da mangiare (et qui est celui qui donne à manger) ?” (M.-P. et P. Allum, Naples telle qu'en elle-même ; op. cit., p. 111). Un tel système apporte des avantages évidents, matériels pour le uns, politiques pour les autres, le seul perdant étant une légalité d‘Etat et une morale publique dont, apparemment, nul ne se soucie. Situation qui amène paradoxalement des chercheurs contestataires situés à gauche, comme Tom Behan, à déplorer que les règles de l’économie libérale ne se déploient pas librement dans une ville comme Naples où « toute rigueur financière devient impossible » (T. Behan, op. cit. p. 82), où les investissements soient dirigés vers « des industries (…) gourmandes en main-d'oeuvre » plutôt que vers « des secteurs productifs » (op. cit. p. 217) et où le pouvoir politique est devenu « le régulateur absolu de la vie sociale et économique » (op. cit. p. 82).
Ce système a en tout cas permis la survie économique de la ville et aussi la persistance de son charme et de ses archaïsmes : « La ville a érigé le chaos en système. Mais ce ne sont là qu’accidents qui masquent la réalité napolitaine. Naples est vigoureuse, en dépit du chômage, du manque de confort, de l’absence de rationalisme ou, peut-être à cause de tout cela, la ville perdure, se renouvelle et même prospère (C. Vaillat, B. Marin, G. Biondi, Naples, démythifier la ville, op. cit. p. 336).
Le « bloc » historique, politique et culturel qui en résulte présente toutefois un défaut qui contribue beaucoup à la mauvaise image de Naples à l‘extérieur : il ne réserve aucune place valorisante à ses propres intellectuels. Ceux-ci, comme amoureux du rationalisme, de l’abstraction et des grands principes ne disposent d’aucun outil conceptuel pour comprendre et aimer un système chaotique, reposant exclusivement sur les relations personnelles et les services réciproques, et qui concède le pouvoir politique et économique à des fripouilles incultes ou à des politiciens véreux. Inversement, quels sont les services que peut rendre à sa famille, à ses voisins ou à ses amis un étudiant rêveur ou idéologue qui ne rêve que d’aller à Rome ? D’où, forcément, pour cet étudiant, un départ sous forme d’arrachement, que la rupture avec le milieu maternel et familial, les voisins, les amis, si importants dans une ville du Sud, suffit à rendre douloureux. Pour donner une idée de la prégnance de ce lien d’origine, il suffit d’évoquer le souvenir que gardait Rosi de sa famille maternelle, « grande tribu régentée par sa grand-mère, où ses jeunes oncles, tous mariés, ne rentraient pas déjeuner chez eux, mais allaient chez leur mère et faisaient la sieste près d'elle, au pied de son grand lit ... Ils ne se détachèrent jamais de cette grand-mère italienne, de cette mère Méditerranée” (M-P et P. Allum, Naples telle qu'en elle-même ; op. cit., p. 114).
Le cinéma de Fellini offre de nombreuses illustrations à la fois de cette famille méridionale affectueuse et étouffante et du départ de l’auteur vers Rome, loin d’elle et de ce qui l’entoure - la petite ville et ses vittelloni - Mais Naples, en ce qui concerne la force du lien maternel et des solidarités urbaines, représente tout autre chose que Rimini et le conflit interne est plus intense, se plie plus difficilement à la transposition créative. Rosi exprime en des termes « simples », voire pauvres, ce conflit qu‘il n‘a jamais explicitement décrit dans ses films : « Je suis né à Naples, j'appartiens au Sud, j'ai toutes les contradictions d'un homme du Sud et d'un homme qui a eu le privilège d'une éducation bourgeoise : le privilège d'une culture dans un monde sub-culturel. Cette contradiction s'exprime dans un conflit très simple et en même temps extrêmement complexe et dramatique : le conflit entre les sentiments, la passion d'une part, la raison d'autre part… » (cité in : Jean A. Gili, L’orgueil d’être napolitain ; Naples dans l’oeuvre de Francesco Rosi ; op. cit. p. 67). Dans Main basse sur la ville, il ne fait qu’expulser hors de lui cette contradiction, sous forme d’un rejet violent et irraisonné à l’égard de ce qui constitue l’aspect à la fois le plus fondamental et le plus humain de la vie à Naples : le lien social et inter-personnel créé, en dehors de tout système légal et de toute moralité abstraite, par l’échange de services entre deux personnes nées d’une même ville.
Pour dénoncer l’écheveau de collusions auquel donnent lieu, dans le monde de la construction et de l’urbanisme un tel type de rapports humains, Rosi n’a eu qu’à puiser dans l’abondante légende noire qui, sur fond de Camorra, de misère et de désordre, alimente, depuis le XVIIIe siècle, le mythe négatif de Naples.
L’autre pendant de ce mythe, qui a prospéré à l’époque romantique mais auquel le positivisme républicain a mis fin, est plus aimable et littéraire : il verse dans le pittoresque et le folklore et considère avec indulgence les menus larcins des lazzaroni. « Au XVIIIe siècle, et pendant une bonne partie du XIXe, les voyageurs étrangers ne se montrèrent pas moins intrigués par les lazzaroni que par le Vésuve et Pompéi. En trouver la raison n'est guère difficile : les lazzaroni, à leur manière, étaient aussi attrayants que le paysage, et leur vie à l'air libre était source permanente d'intérêt et de divertissement (…). Leur héroïque défense de Naples, face à l'armée de Championnet en 1799, aussi bien que leur fidélité persistante pour les Bourbons étaient objets de déplaisir et d'alarme pour les agitateurs jacobins aussi bien que pour les doctrinaires qui déforment l'histoire napolitaine de cette époque » (H. Acton, Les Bourbons de Naples ; 1955, rééd. 1999, Perrin, p. 17. Voir également dans Y. Hersant, Italies, coll. Bouquins, 1988, les témoignages d’A. Dumas, P. de Musset, E. Zola.
Le moralisme et le légalisme bourgeois imprègnaient plus les esprits du public de 1963 que la curiosité amusée manifestée par les écrivains romantiques à l’égard des coutumes populaires et des façons de vivre différentes des leurs. Aussi ce public n’a-t-il pas été heurté par la tonalité sombre et moralisante de la description d‘une cité du Sud. Je vois pour ma part, dans cette dénonciation, qui cherche en vain un objet à la mesure de sa violence, beaucoup de haine de soi, de culpabilité refoulée, de ressentiment à l’égard d’une ville qui s’est fort bien passée de son fils rebelle et n’a guère été bouleversée par son départ. Elle a sans doute eu tort : Francesco Rosi s’est bien vengée d’elle !
En 2021, le regard a changé. Il est devenu plus indulgent, plus complice. En témoigne cet autre film sur Naples enveloppé de soleil et de paganisme souriant : La Main de Dieu, de Paolo Sorrentino.
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