Quand on lui demande de proférer, en matière d’art et de littérature, des jugements définitifs, la postérité bégaie, se reprend, se contredit. Quand il s’agit d’histoire et de politique, elle bégaie tout autant.
Prenons un exemple.
Paul Thureau-Dangin (1837-1913) est un historien de tendance orléaniste (à l’époque où il écrivait des livres, il existait encore de véritables orléanistes ; le mot n’était alors pas employé pour qualifier Alain Duhamel et Jean-Louis Bourlanges). En tête d’un chapitre de l’Histoire de la Monarchie de Juillet qu’il publie en 1885, Thureau-Dangin cite un propos du journaliste et essayiste Anatole Prévost-Paradol (1829-1870), qui avait été exprimé quelques 20 ans auparavant dans La France nouvelle (Prévost-Paradol lui-même s’était suicidé en 1870, alors qu’il avait à peine 40 ans).
P. Thureau-Dangin
Estimant suffisant le recul historique qui le sépare de cette publication, Thureau-Dangin s’autorise à jauger la pertinence du propos qu’il cite à l’aune des quelques années écoulées entre 1868 et 1885. Cette petite audace nous autorisera à faire de même avec lui et ce, avec une facilité d’autant plus grande que,134 ans s’étant écoulés entre nous-mêmes et Thureau-Dangin, nous bénéficions à son endroit d’une profondeur temporelle et d’une force de résonance bien supérieures à celle dont lui-même disposait à l’égard de Prévost-Paradol.
Voici donc Prévost-Paradol commenté par Paul Thureau-Dangin. Tous deux sont désormais très très morts. mais, en 1885, l’un d’eux s’estimait moins mort que l’autre
A. Prévost-Paradol
“On se rappelle les pages d'une éloquence douloureusement prophétique par lesquelles M. Prévost-Paradol terminait, au lendemain de Sadowa, son livre de la France nouvelle : après avoir énuméré toutes les menaces pesant sur l'avenir de notre pays, après avoir montré l'équilibre, non seulement de l'Europe, mais du monde entier, se déplaçant chaque jour davantage à notre détriment, et nos ennemis ou nos rivaux, allemands, russes, anglo-saxons, partout en voie d'accroissement rapide, tandis que nous étions stationnaires ou même en péril de diminuer, le brillant écrivain se demandait, non sans angoisse, s'il ne restait pas quelque chance à la France de se maintenir à son rang. Cette chance existe, répondait-il, chance suprême, qui s'appelle l'Algérie. Et alors, cherchant à deviner les destinées de notre colonie, il saluait avec émotion “cet empire méditerranéen qui, disait-il, ne sera pas seulement une satisfaction pour notre orgueil, mais qui sera certainement, dans l'état futur du monde, la dernière ressource de notre grandeur.” Depuis lors l'événement n'a que trop confirmé la partie douloureuse de ces prophéties. Mais, à voir le développement qu’a pris l'Algérie dans ces dernières années, les résultats maintenant acquis, l'espérance plus belle encore qu'ils autorisent à concevoir, il semble que la partie consolante de ces mêmes prophéties soit également en train de s'accomplir” (P. Thureau-Dangin : Histoire de la Monarchie de Juillet, 1885, p. 453).
Cet extrait pose la question de la date à laquelle il convient de se placer pour tirer “les leçons de l’histoire”, apprécier la valeur d’une prévision ou d’une prophétie. “L’histoire jugera”, dit-on. Oui, mais à supposer que cette histoire s’exprime par la voix des historiens - et sur la base de quels titres seront-ils ainsi désignés ? - ou de l’opinion commune - mais sondée sur la base de quel échantillonnage et de quels questionnaires ? - à quelle date estimerons-nous qu’un verdict valable devra être prononcé ?
Sur ce cas précis, P. Thureau-Dangin, qui appartenait à la corporation des historiens telle que composée en 1885, s’est estimé fondé à apprécier les résultats d’une conquête algérienne commencée en 1830, conquête suivie d’une colonisation dont les résultats lui sont parus, 55 ans après, non seulement acquis mais porteurs d’une espérance plus belle encore. Avançons les aiguilles de l’horloge et passons encore cinquante ans. Nous voici en 1935. La postérité confirmant le verdict de Thureau-Dangin, continue de donner rétrospectivement raison à Prévost-Paradol. La colonisation algérienne, alors à son apogée, ne procure que des satisfactions à la mère-patrie.
Au-delà de la rupture que constitue la Seconde Guerre mondiale, nous faut-il faire courir un nouveau délai ? Y a t-il lieu, notamment, de maintenir en vie les dernières pages de La France nouvelle (que plus personne déjà ne lisait en 1935), afin qu’une nouvelle fois “l’Histoire” soit en état de se prononcer sur elles et sur leur mérite ? Ces lignes méritent-elles, jusqu’à la fin des temps, qu’on les convoque en vue d’un examen de passage périodique ? Prévost-Paradol, humble journaliste politique, n’écrivait pourtant pas à notre intention. Il n’avait aucune raison, en tout cas, de se projeter vers le XXIe siècle ni de conférer à ses objectifs de politique coloniale une telle durée de vie. Aussi, au vu de la portée nécessairement limitée du type d’écrits d’actualité auxquels c’était son métier et sa destinée que de se livrer, serait-il en droit de demander en leur faveur le bénéfice de la prescription.
Le lui accorderons-nous ? Ce n’est pas si certain. Lui comme nous portons la responsabilité des déluges à venir, devant une tribunal de l'Histoire qui, pour être composé de magistrats un peu gâteux et pas très compétents ni impartiaux, ne cesse pour autant jamais de siéger (à suivre).
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