
Quand on lui demande de proférer, en matière d’art et de littérature, des jugements définitifs, la postérité bégaie, se reprend, se contredit. Quand il s’agit d’histoire et de politique, elle bégaie tout autant.
Prenons un exemple.

Paul Thureau-Dangin (1837-1913) est un historien de tendance orléaniste (à l’époque où il écrivait des livres, il existait encore de véritables orléanistes ; le mot n’était alors pas employé pour qualifier Alain Duhamel et Jean-Louis Bourlanges). En tête d’un chapitre de l’Histoire de la Monarchie de Juillet qu’il publie en 1885, Thureau-Dangin cite un propos du journaliste et essayiste Anatole Prévost-Paradol (1829-1870), qui avait été exprimé quelques 20 ans auparavant dans La France nouvelle (Prévost-Paradol lui-même s’était suicidé en 1870, alors qu’il avait à peine 40 ans).
P. Thureau-Dangin
Estimant suffisant le recul historique qui le sépare de cette publication, Thureau-Dangin s’autorise à jauger la pertinence du propos qu’il cite à l’aune des quelques années écoulées entre 1868 et 1885. Cette petite audace nous autorisera à faire de même avec lui et ce, avec une facilité d’autant plus grande que,134 ans s’étant écoulés entre nous-mêmes et Thureau-Dangin, nous bénéficions à son endroit d’une profondeur temporelle et d’une force de résonance bien supérieures à celle dont lui-même disposait à l’égard de Prévost-Paradol.
Voici donc Prévost-Paradol commenté par Paul Thureau-Dangin. Tous deux sont désormais très très morts. mais, en 1885, l’un d’eux s’estimait moins mort que l’autre

A. Prévost-Paradol
“On se rappelle les pages d'une éloquence douloureusement prophétique par lesquelles M. Prévost-Paradol terminait, au lendemain de Sadowa, son livre de la France nouvelle : après avoir énuméré toutes les menaces pesant sur l'avenir de notre pays, après avoir montré l'équilibre, non seulement de l'Europe, mais du monde entier, se déplaçant chaque jour davantage à notre détriment, et nos ennemis ou nos rivaux, allemands, russes, anglo-saxons, partout en voie d'accroissement rapide, tandis que nous étions stationnaires ou même en péril de diminuer, le brillant écrivain se demandait, non sans angoisse, s'il ne restait pas quelque chance à la France de se maintenir à son rang. Cette chance existe, répondait-il, chance suprême, qui s'appelle l'Algérie. Et alors, cherchant à deviner les destinées de notre colonie, il saluait avec émotion “cet empire méditerranéen qui, disait-il, ne sera pas seulement une satisfaction pour notre orgueil, mais qui sera certainement, dans l'état futur du monde, la dernière ressource de notre grandeur.” Depuis lors l'événement n'a que trop confirmé la partie douloureuse de ces prophéties. Mais, à voir le développement qu’a pris l'Algérie dans ces dernières années, les résultats maintenant acquis, l'espérance plus belle encore qu'ils autorisent à concevoir, il semble que la partie consolante de ces mêmes prophéties soit également en train de s'accomplir” (P. Thureau-Dangin : Histoire de la Monarchie de Juillet, 1885, p. 453).
Cet extrait pose la question de la date à laquelle il convient de se placer pour tirer “les leçons de l’histoire”, apprécier la valeur d’une prévision ou d’une prophétie. “L’histoire jugera”, dit-on. Oui, mais à supposer que cette histoire s’exprime par la voix des historiens - et sur la base de quels titres seront-ils ainsi désignés ? - ou de l’opinion commune - mais sondée sur la base de quel échantillonnage et de quels questionnaires ? - à quelle date estimerons-nous qu’un verdict valable devra être prononcé ?
Sur ce cas précis, P. Thureau-Dangin, qui appartenait à la corporation des historiens telle que composée en 1885, s’est estimé fondé à apprécier les résultats d’une conquête algérienne commencée en 1830, conquête suivie d’une colonisation dont les résultats lui sont parus, 55 ans après, non seulement acquis mais porteurs d’une espérance plus belle encore. Avançons les aiguilles de l’horloge et passons encore cinquante ans. Nous voici en 1935. La postérité confirmant le verdict de Thureau-Dangin, continue de donner rétrospectivement raison à Prévost-Paradol. La colonisation algérienne, alors à son apogée, ne procure que des satisfactions à la mère-patrie.
Au-delà de la rupture que constitue la Seconde Guerre mondiale, nous faut-il faire courir un nouveau délai ? Y a t-il lieu, notamment, de maintenir en vie les dernières pages de La France nouvelle (que plus personne déjà ne lisait en 1935), afin qu’une nouvelle fois “l’Histoire” soit en état de se prononcer sur elles et sur leur mérite ? Ces lignes méritent-elles, jusqu’à la fin des temps, qu’on les convoque en vue d’un examen de passage périodique ? Prévost-Paradol, humble journaliste politique, n’écrivait pourtant pas à notre intention. Il n’avait aucune raison, en tout cas, de se projeter vers le XXIe siècle ni de conférer à ses objectifs de politique coloniale une telle durée de vie. Aussi, au vu de la portée nécessairement limitée du type d’écrits d’actualité auxquels c’était son métier et sa destinée que de se livrer, serait-il en droit de demander en leur faveur le bénéfice de la prescription.
Le lui accorderons-nous ? Ce n’est pas si certain. Lui comme nous portons la responsabilité des déluges à venir, devant une tribunal de l'Histoire qui, pour être composé de magistrats un peu gâteux et pas très compétents ni impartiaux, ne cesse pour autant jamais de siéger .
Il faut, pour apprécier la portée véritable de la proclamation de Prévost-Paradol relative à l’Algérie, la prolonger au delà de la brève citation qu’en fit Paul Thureau-Dangin et préciser quel en fut le contexte immédiat.
Prévost-Paradol consacre à “L’Avenir” son dernier chapitre de La France nouvelle. Il y entreprend d’abord de situer la France dans l’équilibre des puissances en train de se dessiner alors dans le monde : réunification prochaine de l’Allemagne, déjà prévisible (la seul incertitude étant de savoir si elle se fera de manière pacifique ou guerrière), expansion mondiale du capitalisme marchand et de ce que Prévost-Paradol appelait “la race anglo-saxonne” (je m’étonne toujours que ce qualificatif continue d’être employé couramment, malgré ses connotations racistes et son imprécision : désigne-t-il les ressortissants du Commonwealth, les habitants du Royaume Uni, ceux des Etats-Unis ou les trois à la fois ou les deux derniers ou seulement l’un des trois ?), déploiement de l’impérialisme américain partout dans le monde, marginalisation concomitante de le France et même de l’Europe, destinée à être la Grèce de cette nouvelle Rome dominatrice que constituent les Etats-Unis.
La vision de Prévost-Paradol sur ce point est nette, lucide, comme elle l’est souvent.
De manière générale, ses écrits procurent un véritable plaisir de lecture tant le brio, le souffle en font claquer les voiles. Prévost-Paradol s’est obligé certes, par conscience professionnelle, par carriérisme également, à fréquenter les salons orléanistes. il y écouta respectueusement discourir les nombreux M. de Norpois qui y sévissaient. Mais dès que lui-même peut s’exprimer en toute liberté sur ce monde qu’il voit évoluer, son ton, par son ampleur, son éclat, se détache très vite et très loin des ronronnements diplomatico-mondains, confinés à la sphère européenne, qui dans ces milieux formaient un fond musical inchangé depuis 1815.
Prévost-Paradol, dans cet exposé géopolitique auquel il se livre, ne manque notamment pas de clairvoyance lorsqu’il souligne, au sortir de la Guerre de Sécession, la montée en puissance de l’impérialisme américain et qu’il prévoit la domination, non seulement économique mais culturelle et linguistique, que celui-ci ne manquera pas d’exercer sur l'Europe, l'Amérique latine et le Pacifique.
Mais précisons aussi, pour nuancer la justesse de cette vision, que Prévost-Paradol, dans son admiration pour “la race anglo-saxonne” et son mépris pour toutes les autres, imaginait pour l’Australie un avenir tout aussi brillant. C’est elle qui avait vocation, selon lui, en raison de “l’ascendant actuel de la race anglo-saxonne”, à dominer l’autre moitié du monde : “À vrai dire, la seule vue de la carte suffit pour nous raconter le magnifique avenir qui attend les nouveaux États de l'Australie. Non seulement la colonisation européenne du reste de l'Océanie sera leur oeuvre ; mais on peut prévoir, en outre, que la Chine, dont ils sont plus près qu'aucune nation civilisée, les reconnaîtra tôt ou tard pour maîtres (...). La Chine sera donc, selon toute probabilité, pour l'Australie, ce que l'Inde a été pour l'Angleterre, et si l'Angleterre s'éclipsait un jour, il n'est pas moins probable que son empire de l'Inde tomberait encore aux mains de l'Australie” (A. Prévost-Paradol : La France nouvelle, 1866 ; Garnier, 1981, p. 284).
Une fois rappelées les causes et prédits les effets de cette domination des nations extra-européennes, l’ouvrage pouvait se terminer sur une note morose, telle que celle-ci, par exemple, qui aujourd’hui résonne assez juste : “Quelle est, dans cet avenir, pacifique ou guerrier, la part de la France ? (...) Nous serons toujours la plus attrayante et la plus recherchée des sociétés de l'Europe, et nous brillerons encore de la plus vive lumière dans cet assemblage d’Etats vieillis, comme jadis Athènes parmi les cités de la Grèce déchue ; car l'Europe dans son ensemble sera dès lors assez analogue à la Grèce au temps de son affaiblissement, et, en supposant même que l'Allemagne pût dominer longtemps l'Europe, cette domination compterait alors aussi peu, en dehors du continent européen, que la domination de la Macédoine comptait peu en dehors de la Grèce, une fois que se fut levé à l'horizon l'astre imposant de Rome. Les lettres, l'esprit, la grâce, le plaisir habiteront donc encore parmi nous, mais la vie, la puissance et le solide éclat seront ailleurs. Notre langue, nos moeurs, nos arts, nos écrits seront toujours goûtés et notre histoire, restée familière à tous les hommes éclairés de ce nouveau monde, donnerait aux générations futures, comme l'histoire de la Grèce dans les écoles de Rome, des modèles littéraires à suivre et des exemples politiques à éviter" (op. cit, pp. 284-287).
. Mais Prévost-Paradol n’est pas Tocqueville dont il n'a pas la lucidité résignée ni le fond de tristesse. S’émouvant lui-même de sa propre description, laquelle lui place sous les yeux une France amoindrie, notre publiciste en vient inévitablement, pour ne pas désespérer son lecteur et ne pas se désespérer lui-même, à esquisser des voies et des remèdes. ll les voit vers l’Afrique et, alors, hardiment, il s’élance, il trace une politique à suivre :
“Si la population s'accroît si lentement sur notre territoire, et s'il n'y a plus à tenter la fondation de quelque lointain empire, toute chance nous est-elle enlevée de multiplier rapidement le nombre des Français, et de nous maintenir en quantité respectable sur la terre ?
Nous avons encore cette chance suprême, et cette chance s'appelle d'un nom qui devrait être plus populaire en France, l'Algérie (...).
Deux obstacles ont ralenti jusqu'à ce jour la colonisation française de l'Algérie : l'existence de la race arabe qu'il paraît également difficile de nous assimiler ou de détruire, et nos longues incertitudes sur les régimes qu'il convient d'adopter pour le gouvernement et l'administration de la colonie. Mais il n'est nullement impossible et il est urgent de résoudre ces deux problèmes ; il y a un chemin intermédiaire à prendre entre le procédé inhumain et impolitique qui consisterait à détruire ou à refouler de parti pris les Arabes et le procédé tout opposé qui consiste à sacrifier, par un respect exagéré des préjugés et de la faiblesse des Arabes, les intérêts légitimes des colons et le besoin si pressant de la France de jeter des racines profondes en Afrique. Il est temps de faire passer ce grand intérêt avant tous les autres, d'établir en Afrique des lois uniquement conçues en vue de l'extension de la colonisation française, et de laisser ensuite les Arabes se tirer, comme ils le pourront, à armes égales, de la bataille de la vie. L'Afrique ne doit pas être pour nous un comptoir comme l'Inde, ni seulement un camp et un champ d'exercice pour notre armée, encore moins un champ d'expérience pour nos philanthropes ; c'est une terre française qui doit être le plus tôt possible peuplée, possédée et cultivée par des Français, si nous voulons qu'elle puisse un jour peser de notre côté dans l’arrangement des affaires humaines. Car il n'y a que deux façon de concevoir la destinée future de la France : ou bien nous resterons ce que nous sommes, nous consumant sur place dans une agitation intermittente et impuissante, au milieu de la rapide transformation de tout ce qui nous entoure et nous tomberons dans une honteuse insignifiance, sur ce globe occupé par la postérité de nos anciens rivaux, parlant leur langue, dominé par leurs usages et rempli de leurs affaires (...) ; ou bien de 80 à 100 millions de Français, fortement établis sur les deux rives de la Méditerranée, au cœur de l'ancien continent, maintiendront à travers les temps, le nom, la langue et la légitime considération de la France.” (op. cit., pp. 288-289).
L’on ne peut réagir, placé face à un texte rédigé ne serait-ce que depuis plus de quinze ans, sans que l’on se fasse, malgré soi, le porte-voix de cette postérité qui a proféré et proférera tant de sottises. Il faut ainsi courir le risque d’être soi-même démenti ou relu avec ironie. Et se demander, là, précisément, écrivant en ce 3 juin 2019, quelle est, moralement, politiquement, intellectuellement, la valeur de ce texte de Prévost-Paradol.
Le ton hardiment assuré qu’emploie son auteur, les expressions péremptoires et naïvement orgueilleuses dont il parsème son développement en croyant ainsi l’affermir ("Prenez donc la carte de notre globe, étudiez-la dans son ensemble avec une attention intelligente, observez les changements opérés depuis le commencement de ce siècle dans la distribution de la race humaine sur ce vaste espace... il est peu probable que… il n’est pas moins certain que… il est contraire à la raison de penser que… pourra-t-on éviter de confesser que… nous pouvons devancer par l’imagination ce nouveau cours des choses..."), le fait même qu’il envisage un avenir relativement lointain, donnent barre sur lui.
A cet égard, il faut accorder en faveur de Prévost-Paradol qu’il ne fut ni le premier ni le dernier à travestir sous les apparences de l’évidence et de la vérité manifeste ce qui relevait de l’hypothèse aventurée et de l'affirmation de principe. L’autre défenseur et propagateur de l’idée coloniale que fut à la même époque le très docte économiste Paul Leroy-Beaulieu ne s’exprimait pas autrement : “Il est des faits trop évidents aux yeux de tout homme de sens pour qu'il soit nécessaire de les formuler dans de résonantes périodes. La colonisation est la force expansive d'un peuple, c'est sa puissance de reproduction, c'est sa dilatation et sa multiplication à travers les espaces ; c'est la soumission de l'univers ou d'une vaste partie à sa langue, à ses moeurs, à ses idées. Un peuple qui colonise c'est un peuple qui jette les assises de sa grandeur dans l'avenir et de sa suprématie future” (P. Leroy-Beaulieu : De la colonisation chez les peuples modernes, 1874, cité in : R. Girardet : L’Idée coloniale en France, de 1871 à 1962 ; La Table ronde, 1972, empl. Kindle 601). Chez l’un comme chez l’autre, la croyance en l’avenir et en la force de l’idée coloniale est d’abord assimilée à un fait dont la constatation relève du bon-sens. Ce fait est présenté comme évident au point que, pour l‘établir, il n’est pas nécessaire d’avancer le moindre argument. Adopter un ton déclamatoire en de "résonantes périodes" suffit ensuite pour emporter la conviction du lecteur.
Concernant plus précisément le texte de Prévost-Paradol, il n’y a pas lieu, devant son ambition parfaitement revendiquée, ni devant les immenses conséquences des mesures de conquête et de colonisation qui y sont préconisées, d’atténuer sa portée par la prise en compte de la conjoncture politique de sa publication (maintenir “l’honneur du nom français” après Sadowa et l’annexion du Schleswig). Il n’y a pas davantage lieu de mettre en avant le statut de simple journaliste d’un auteur qui, dépourvu de tout pouvoir de décision, se serait borné à analyser une situation et à avancer des idées.
Donc allons-y ! Ne ménageons pas les critiques ! Prévost-Paradol, dont on dit qu’il s’est donné la mort pour n'avoir pas supporté le ridicule de la bourde politique qu’il venait de commettre (après 19 ans d’opposition, se rallier au gouvernement de l’Empire l’année même où il s’effondre) était d’ailleurs le dernier à se ménager lui-même.
Je dirai donc que rien, à mon sens, ne peut atténuer la légèreté ni le caractère irresponsable du texte dont je viens de donner un extrait. Ni le fait qu’encore au milieu du dernier siècle il ait paru être confirmé par les événements postérieurs, ni l’anachronisme qu’il y a sans aucun doute à considérer les bienfaits ou les méfaits de la colonisation du XIXe siècle avec notre regard de 2019. Pour parler bref, ce texte est insauvable quant au fond, de quelque manière qu’on l’aborde, et il l’est d’autant plus que la forme en est brillante. Une grande partie de mes contemporains réagiront sans doute comme moi. Il s’en faut pourtant que, jusqu'à une époque récente, cette opinion ait été partagée. Paul Thureau-Dangin n’est pas le seul à avoir trouvé admirable cette anticipation de la politique coloniale de Jules Ferry, ou du moins à ne pas en avoir été ému ni désagréablement frappé.
J’ai qualifié du néologisme “insauvable” la péroraison colonialiste par laquelle Anatole Prévost-Paradol termine son essai de La France nouvelle. Il me semble que cette opinion serait celle de l’écrasante majorité de mes contemporains s’ils étaient confrontés à ce texte, qu’ils soient de France ou d’Algérie. C’est que la colonisation de ce dernier pays paraît aujourd’hui une bourde immense, si ce n’est un crime contre l’humanité et une intarissable source de repentance. Il se peut que dans un siècle les historiens tracent de cette relativement brève période un tableau plus indulgent ou plus nuancé que de de nos jours. Il n’en reste pas moins que ses acquis tels qu’on peut aujourd’hui les mesurer (la construction d’infrastructures modernes, l’établissement d’un système de santé et d’instruction, l’unification du pays, etc.) n’ont que peu de rapports avec ceux qui ont fait voir en la conquête algérienne “une chance suprême” pour la France.
Il n’y a, au demeurant, dans ces acquis, destinés à alimenter plutôt qu’un “Livre noir” un “Livre blanc” jamais écrit, que le produit de toute administration publique normalement exercée. Certains fonctionnaires et militaires ont pu remplir cet office à la perfection. Ils n’ont fait en cela que “leur travail”, comme ont coutume de le dire un peu sèchement les fonctionnaires consciencieux aux administrés satisfaits, lorsque ceux-ci se hasardent à les remercier personnellement. Ni les administrateurs coloniaux ni les dirigeants politiques de l’époque ne sauraient exiger des peuples autrefois colonisés une reconnaissance éternelle pour leur avoir construit des routes. Et ce n’était pas là le but de Prévost-Paradol ni celui, par conséquent, sur lequel il serait judicieux ou équitable de le juger rétrospectivement. Il ne se souciait pas, comme Jules Ferry le proclamait dans ses discours, de civiliser “la race arabe” ni de lui apporter progrès et prospérité.
Pour achever cet exercice sans doute un peu vain, par lequel nous estimons “aujourd’hui inacceptable" ou “contraire à nos valeurs” un texte du passé, je m’attacherai à deux propositions ou formulations particulières de Prévost-Paradol qui, à mon avis du moins, ne sont pas à mettre au crédit de son jugement ou de sa clairvoyance.
Premièrement, Prévost-Paradol présente comme un obstacle - ma foi surmontable pour un esprit résolu - l'existence sur place d’une “race arabe qu'il paraît également difficile de nous assimiler ou de détruire”. Ainsi donc il envisage froidement la perpétration d’un génocide comme le second terme d’une alternative qui, lorsque l’on cherche une issue à une difficulté, doit pouvoir être conçue et posée de la manière la plus rationnelle, ce qui veut dire apparemment : sans aucune limite dans le choix des moyens.
Prévost-Paradol n’arrange pas son cas lorsque, poursuivant son raisonnement, il estime pareillement “inhumain et impolitique” le procédé qui “consisterait à détruire ou à refouler de parti pris les Arabes” (on notera l’indifférence de notre galant homme à distinguer moralement les deux manières qu’il indique de se débarrasser des populations locales) et “le procédé tout opposé qui consiste à sacrifier, par un respect exagéré des préjugés et de la faiblesse des Arabes, les intérêts légitimes des colons et le besoin si pressant de la France de jeter des racines profondes en Afrique”(A. Prévost-Paradol : La France nouvelle, 1866 ; Garnier, 1981, p. 289). Ainsi le sacrifice des “intérêts légitimes des colons” est-il un objectif de politique coloniale ni plus ni moins “inhumain” que celui qui se donne pour objectif de “détruire la race arabe”.
Cette dureté de ton et de pensée est coutumière à Prévost-Paradol lorsqu’il aborde le sujet. Ainsi, en un autre texte écrit à la même époque, admet-il a contrario que l’anéantissement des Amérindiens et des Aborigènes soit poursuivi sans “scrupule” par le colonisateur occidental : “Le sol /en Algérie/ n’est pas vacant, et l'on ne peut se décider sans scrupule à chasser et à détruire ceux qui l’occupent comme les sauvages du Nouveau Monde ou de l'Australie" (A. Prévost-Paradol ; Quelques pages d’histoire contemporaine, 1865, in : La France nouvelle suivi de Pages choisies ; Garnier, 1981, p. 152).
Dureté qui ne lui est pas non plus personnelle : vingt ans auparavant, Guizot présente comme un sujet relativement commun de discussion les options s’offrant ainsi à la France vis-à-vis des populations algériennes : “Quant à la population indigène, on a également bien posé, devant vous, les termes de la question. Il faut ou l’employer à la culture, ou l'exterminer, ou se l'assimiler”. Guizot examine l’une après l’autre ces trois possibilités et les écarte toutes. S’agissant plus particulièrement de l’option “extermination”, il la qualifie de non “discutable”, car “nos moeurs s’y refusent”. Mais, de façon plus froidement pragmatique, il fait également valoir que que “Les Arabes se défendraient beaucoup mieux que les Indiens de l'Amérique du Nord” et “seraient aidés dans leur résistance par les puissances européennes” (F. Guizot ; Histoire parlementaire de France, discours du 8 juin 1838 ; Michel Lévy, 1863, t. 3, pp. 180-183).
Après ce regard rétrospectif qui banalise un peu le cynisme de ses propos, revenons à Prévost-Paradol. Si la mort de “vingt mille Arabes” est de nature, estime-t-il, à heurter notre “sentimentalisme” et un “goût artistique pour la civilisation arabe” qu’il avoue avoir la faiblesse de partager, “toutes ces belles choses pèsent bien peu”, à ses yeux, “à côté de l'intérêt suprême et urgent de la grandeur française” (op. cit. p. 153). “Grandeur française” qui justifie, en cas de résistance opposée à son expansion dans le Sud algérien, qu’on lui sacrifie la "philanthropie" qui anime naturellement nos dirigeants : “Pas un cheveu ne tomberait de sa tête /au colon/ sans être payé avec usure, car dans une vingtaine d'années il importera peu à la France qu'il y ait en Algérie dix ou vingt mille Arabes de moins, mais il lui importera singulièrement au contraire qu'il y ait dans le monde dix ou vingt mille Français de plus" (Ibid).
Notre auteur n’échappe à l’inhumanité (pour employer un de ses termes qui pour le coup paraît parfaitement approprié à son analyse) qu’au prix de la légèreté. Que préconise-t-il en effet pour ne pas encourir le reproche d'immoralité ? “Etablir en Afrique des lois uniquement conçues en vue de l'extension de la colonisation française, et (...) laisser ensuite les Arabes se tirer, comme ils le pourront, à armes égales, de la bataille de la vie” (A. Prévost-Paradol : La France nouvelle, 1866 ; Garnier, 1981, p. 289). Belle égalité des armes que celle qui consiste à “laisser les Arabes se tirer, comme ils le pourront, de la bataille de la vie” tout en les contraignant à le faire dans un système de “lois uniquement conçues en vue de l'extension de la colonisation française” ! Prévost-Paradol ne paraît pas envisager un seul instant que, même placés à l’intérieur d’un cadre de jeu à ce point truqué, “les Arabes” (les habitants de l’Algérie ne sont pas autrement désignés) ne puissent malgré tout, du fait de leur nombre et de leur détermination, se retrouver vainqueurs.
Pourquoi, enfin, se dit-il disposé à faire subir de telles injustices aux Algériens, pourquoi engage-t-il dans cette impasse de futures générations de colons ? Au nom de quel vaste et grandiose objectif, qui dans deux siècles paraîtra toujours tel ? Eh bien pour maintenir “à travers les temps, le nom, la langue et la légitime considération de la France” ! On voit le caractère défensif, voir désespéré, de l’objectif ainsi proclamé. Prévost-Paradol reconnaît que, même dans le cas où cet objectif serait pleinement atteint (par la présence notamment de dix millions de Français en Algérie), ce ne serait encore qu’une “faible compensation au développement inouï et bientôt accablant des peuples de langue anglaise sur le globe” (A. Prévost-Paradol ; Quelques pages d’histoire contemporaine, 1865, in : La France nouvelle suivi de Pages choisies ; Garnier, 1981, p. 152-153). Face à ce “développement inouï”, Prévost-Paradol ne propose à la France que de conserver une certaine importance démographique et territoriale, de ne pas s’effacer dans la petitesse et la paix civile, de ne pas devenir la Suisse ni le Danemark.
Aux yeux de cet intellectuel à l’ancienne, qui prônait l’étude de l’Antiquité dans les collèges afin qu’en fussent retirées des leçons de force, de patience, de dévouement et autres “mâles qualités”, la grandeur de son pays devait se mesurer comme sous l’Empire romain : en nombre d’enfants, de kilomètres carrés et de populations soumises. Alors que dans le même temps, Prévost-Paradol est parfaitement conscient de ce que les facteurs de la grandeur des Etats-Unis sont tout autres : la puissance industrielle, le libre commerce et la langue.
Les derniers mots de la France nouvelle sont un appel à ce que les Français s’unissent “dans un voeu ardent et dans un généreux effort pour la perpétuité et pour l'honneur du nom français” (A. Prévost-Paradol : La France nouvelle, 1866 ; Garnier, 1981, p. 289). Dérisoires parades de coq ébouriffant ses ailes, devant lesquelles j’ai tendance à hausser les épaules, à la manière, il me semble, de bien des Français de 2019.
Il est pourtant curieux de constater que, jusqu’à une époque récente, et même après les accords d’Evian, l’exode des pieds-noirs, l’installation d’une culpabilité post-coloniale..., la réaction des (rares) lecteurs de ce texte a été bien différente.
On comprend que Paul Thureau-Dangin, écrivant en 1885, au moment choisi par “les autorités pour s’approprier les idées de Prévost-Paradol en faveur d’une « France nouvelle » en Algérie (1868), c’est-à-dire « une terre française [...] le plus tôt possible [souligné par l’auteur] peuplée, possédée et cultivée par des Français” (D. Guignard : L’abus de pouvoir dans l’Algérie coloniale, 1880-1914 ; Presses universitaires de Pari-Nanterre, 2010, “La capture de l’investissement public”, § 8) ait perçu ces appels à une France nouvelle comme de brillantes idées en cours de réalisation.
Il est plus étonnant que, dans une “Histoire des Idées politiques” rédigée dans sa première version en 1959 mais rééditée jusqu’en 1980, cette conclusion de La France nouvelle soit paraphrasée de manière plus claironnante encore que l'original : “Prévost-Paradol, en face de la défaite possible, avait avec une extraordinaire clairvoyance mis en lumière la consolation et le remède. Il abjure les jeunes Français de jeter les yeux sur la carte du monde, de mesurer la place qui occupe la race anglo-saxonne depuis qu'elle s'est livrée à la colonisation et leur propose comme l'ont fait leurs grands-pères de courir, à leur tour, l'aventure. Prévost-Paradol trace même le programme de cette politique coloniale. Il conseille à la France de ne pas éparpiller ses efforts surtout le globe, de ne pas créer partout des comptoirs qu'elle pourrait être embarrassée d'exploiter en temps de paix et de défendre en temps de guerre, pour concentrer ses efforts sur le bassin de la Méditerranée. Cette orientation du libéralisme vers le colonialisme est d'une extrême importance. Elle donne aux entreprises d'outre-mer, au moins chez leurs promoteurs, un point de départ idéaliste nullement mercantile et dominateur. Le drapeau de la France est celui du progrès et de la liberté” (M. Prélot & G. Lescuyer : Histoire des idées politiques ; Dalloz, 1980, p. 499-500).
Ces lignes portent la marque, sinon la signature explicite, de Marcel Prélot, sénateur gaulliste, né en 1897, mort en 1972. Ni le parcours politique de celui-ci ni l’époque pendant laquelle il a vécu ne pouvaient le conduire à porter un regard critique sur la colonisation algérienne. Mais tout de même, de la part des éditions Dalloz et du continuateur de M. Prélot, Georges Lescuyer, laisser subsister en 1980 de si désuètes rodomontades et ce, dans un manuel pour étudiants de 1ère année !
Pierre Guiral, grand spécialiste de Prévost-Paradol auquel il a consacré sa thèse de doctorat, est plus proche de nous et il représente, de par son ton digne, impersonnel et impeccablement universitaire, un cas différent. En outre, né en 1909, décédé en 1996, il a publié des ouvrages jusqu’en 1992, 1994, 1995… Malgré tout, rien ne le choque, lui non plus, dans les propos de ce publiciste libéral sur lequel il n’a jamais cessé d’écrire.
La manière, notamment, dont, en réponse au déclin français, Prévost-Paradol propose une “compensation nord-africaine” pourvu, tout du moins, que l’Algérie compte “plus de cent mille français”, la manière également dont il prend “avec éloquence la défense du colon contre les illusions généreuses de la politique napoléonienne” (une de ces “illusions” ayant été d’imaginer “un royaume arabe”) sont présentées avec toute la sympathie du commentateur. Car cette compensation, c'est non pas “un repli méditerranéen” mais “plutôt une “expansion méditerranéenne”, celle qu’exige le “patriotisme” de Prévost-Paradol (P. Guiral, Présentation, La France nouvelle ; Garnier, 1981, p. 48-49).
Une quinzaine d’années après l’édition critique qu’il a ainsi présentée de La France nouvelle, le ton de Pierre Guiral ne change pas. Dans un recueil d’articles consacré à la famille Halévy publié en 1996, soit l’année même de sa mort, P. Guiral se garde de mettre à l’actif de Prévost-Paradol ce grâce à quoi on le connaît encore un peu : “sa carrière brillante - il entre en 1865, alors qu'il a 35 ans, à l'Académie française - et sa fin tragique - il se suicide en 1870, à 40 ans”. Selon lui, Prévost-Paradol “mérite (...) mieux” : ayant “demandé que la France s'étende sur toute l'Afrique du Nord”, il a en effet été, entre autres, un “défenseur avant l'heure de la politique coloniale de la Troisième République” (P. Guiral : Anatole Prévost Paradol, in “La famille Halévy” ; Fayard, 1996, p. 128). Il y avait donc de quoi, en 1996, l’en vanter encore !
Alors, finalement, qui a tort, qui a raison ? Quel sera le verdict que, sur Prévost-Paradol, portera la Stryge en 2059, puis en 2129, lorsque l’on célébrera le trois-centième anniversaire de sa naissance ? Si d’ici là, du moins, “le geste architectural” promis par nos autorités actuelles ne l’aura pas rendue complètement dépressive ...
Beaucoup plus encore que pour Benjamin Constant, le cas d’Anatole Prévost-Paradol amène à se poser cette question : à quoi cela sert-il d’être intelligent lorsqu’on se mêle de politique ?
Les étourderies ou les erreurs de jugement de Constant n’ont fait d’autre victime que lui-même. Il n’en a pas été de même pour Prévost-Paradol dont les idées sur l‘expansion coloniale de la France en Afrique ont été rapidement partagées par une grande partie de l’opinion et ont été suivies d’effet dans les décennies suivantes. Son décès prématuré ne lui a pas permis d’en tirer directement bénéfice. L’ouvrage de Paul Leroy Beaulieu, “De la colonisation”, entièrement consacré à ce sujet et émanant d’un “homme de science” (l’expression est de R. Girardet) à l'aube d'une brillante carrière, a eu davantage d’influence, sous la IIIe République, que les lignes conclusives d’un essai presque posthume, rédigé sous le Second Empire. Mais ce qu’il convient de prendre en considération, c’est, indépendamment de la destinée particulière de Prévost-Paradol et du renom de ses écrits, le succès qu’ont rencontré les idées qu’il défend. Il a droit à prendre une part à leur succès car ces idées, il les a développées avec un incontestable brio. Et, d’autre part, c’est bien lui qui en a eu la primeur et a eu l’intuition que la colonisation serait, selon sa propre expression, une “chance suprême” pour la politique française. Si l’on définit l’intelligence politique comme étant l’art de “prévoir la veille ce que tout le monde voudrait le lendemain” (P. Thureau-Dangin y voyait le “grand mérite” de Talleyrand), alors, Prévost-Paradol était bien doté de ce mérite et de cette intelligence.
Quelle est l’utilité en somme d’un essayiste politique ? Ou bien produire de l’idéologie, fournir à des responsables publics à court d’idées un corps de doctrine politique ; ou bien, au contraire, analyser, démonter, contester, avec plus ou moins de méthode et de rigueur, les idéologies et les doctrines existantes. Peuvent correspondre à cette seconde fonction aussi bien les grandes oeuvres analytiques de Montesquieu et de Tocqueville que les petits ouvrages d’histoire critique et de sciences sociales qui, publiées en grand nombre de nos jours, comportent dans leur titre ou leur sous-titre les mots “fabrique” et “fabrication”.
Prévost-Paradol a d’abord été, lui aussi, un opposant, un déconstructeur. Il a analysé, pour le démonter, le système politique mis en place par Napoléon III et a inventé et conçu pour lui le terme de “despotisme démocratique”. Puis il s’est lassé de cet exercice de conceptualisation factice par lequel, singeant d’illustres prédécesseurs, il rajoutait un terme inédit à la typologie des régimes politiques. D’autant plus que, sous couvert de se placer dans la continuité de Tocqueville, il se bornait à décrire en empruntant un biais hostile une situation politique particulière (l’Empire “autoritaire”) qui n’avait guère de chances de se reproduire un jour.
Mieux valait pour lui rejoindre le groupe des fournisseurs d’idéologie qui, depuis Platon et Hobbes jusqu’à Comte et Guizot, élaborent des synthèses positives, seules à même de marquer l’Histoire. A partir de 1865, l’envie d’agir par la parole et par l’écrit commença donc à furieusement démanger Prévost-Paradol.
A cette époque, si l'on doit parler de discours, de doctrine, de synthèse positive, d’idées-forces, de continuité, la politique coloniale de la France en manquait complètement. Même le raide Guizot fut conduit en 1838 à faire cet aveu d’incohérence : “La plupart de nos fautes, de nos malheurs en Afrique, on tenu à l'incertitude, à la fluctuation, aux vagues de nos intentions et de résolution ; nous cherchons, depuis 1830, la politique qui convient à l'Afrique, nous ne cherchons sans la trouver. Et ici, messieurs, je prends ma part de ce reproche…” (F. Guizot ; Histoire parlementaire de France, discours du 8 juin 1838 ; Michel Lévy, 1863, t. 3, p. 166-167). Ainsi que le résume Raoul Girardet : “Pas plus sous le Second Empire que durant la période de la monarchie constitutionnelle, l'expansion outre-mer ne s'inscrit dans le cadre d'une action globale, reposant sur des principes généraux solidement définis, menés avec cohérence, logique et continuité. Il s'agit, bien au contraire, d’initiatives multiples et dispersées, ne s'intégrant dans aucun système général de doctrine ou de pensée, répondant à des préoccupations momentanées, liées elles-mêmes aux modalités les plus diverses de la conjoncture extérieure et intérieure…" (R. Girardet : L’Idée coloniale en France, de 1871 à 1962 ; La Table ronde, 1972, empl. Kindle 219).
Une opportunité s'ouvrait ainsi à un homme de discours et d'intelligence ! Car de la doctrine, de la pensée, du système, des principes généraux, de la cohérence, de la logique, Prévost-Paradol était à même d'en fournir à volonté. On comparera, à cet égard, le ton à la fois tranchant et désinvolte de ses proclamations et objurgations pro-coloniales à la sagesse et à la prudence bourgeoise et parcimonieuse avec lesquelles le député Hippolyte Passy mettait en garde en 1838 contre toute aventure guerrière en Algérie : “M. Passy fut chargé du rapport sur les dépenses du ministère de la guerre, auquel ressortissaient les affaires algériennes. Après y avoir exposé que l'occupation coûtait au moins trente millions par an, et rapportait à peine quinze-cent-mille francs, il se demandait si l'on trouverait un jour l'équivalent de ces sacrifices ; on ne le pourrait qu'à deux conditions, ou la civilisation de la population indigène, ou la colonisation du territoire ; M. Passy déclarait l'une et l'autre impossible : “Nous avons mis fin à la piraterie, concluait-il ; il faut assurer la permanence de ce bienfait, mais ne pas se croire obligé à persister dans une conquête onéreuse.” (P. Thureau-Dangin : Histoire de la Monarchie de Juillet. ; Plon, 1885, t. 3, p. 483-484).
Précisons qu’Hippolyte Passy n’était pas une sorte de César Birotteau. C’était un économiste et surtout un homme politique d’une grande finesse. Mais ce n’est pas en faisant valoir les difficultés politiques et financières, à une époque donnée, d’une entreprise susceptible d’être glorieuse dans un futur relativement proche, ce n’est pas en s’opposant à elle, que, quarante ans plus tard, on s’attirera la gratitude de ses successeurs. Les braves députés louis-philippards, ventrus et bien raisonnables, avaient en 1838 préféré écouter les sages conseils de Passy plutôt que les exhortations guerrières du maréchal Clauzel (ancien général d’Empire, gouverneur de l’Algérie, il était en Afrique, comme l’en a qualifié Guizot, “le représentant de l’occupation universelle et guerrière”). Mal leur en a pris ! Ces mêmes députés ont été, en 1885, considérés par Paul Thureau-Dangin (qui lui-même n’avait pourtant rien d’un traîneur de sabre) comme des couards et des avaricieux : “La bourgeoisie parlementaire (...) était d'autant plus accessible aux arguments de M. Passy que sa nature la portait peu vers les vastes et hardis desseins, vers les spéculations politiques à longue échéance. Économe et prudente, elle avait les défauts de ses qualités : son économie devenait parfois de la mesquinerie, et sa prudence de la couardise ; elle avait la vue courte et le cœur étroit” (op. cit.).
De “vastes et hardis desseins”, des “spéculations politiques à longue échéance”, on sait à quel point Prévost-Paradol était capable d’en inventer et d'en imaginer. Mais je ne voudrais pas laisser, cette fois-ci, à ce phraseur le dernier mot. Il n’est pas dans le destin naturel et nécessaire de tout homme de plume, sachant manier les formules et pousser ses raisonnements aussi loin que ses idées et ses ambitions l’emportent, il n’est pas dans son destin naturel, dis-je, que, suivant ce penchant, d’entraîner ses contemporains vers des aventures sanglantes ou sans issue.
Guizot, pour prendre cet exemple, était doté des mêmes brillantes qualités que Prévost-Paradol. Il en fit un tout autre usage. Plutôt que de jeter à la face de ses auditeurs de “vastes et hardis desseins”, il s’efforça de draper d’éloquence, de dignité et même de noblesse une prudence bourgeoise qui sans cet apport en aurait singulièrement manqué. Cela n’empêchait pas l’argumentation rationnelle de se faire entendre par sa bouche, mais elle le faisait en attristant son public plutôt qu’en l’enthousiasmant, tant le fond de la vision de Guizot était au fond désabusé.
Lui non plus ne croyait pas à l’assimilation, mais, de manière clairvoyante, il ne croyait pas non plus que des Français pourraient, à la manière des Ottomans, pratiquer le multiculturalisme et laisser “isolées et tranquilles, chacune à sa place, dans ses lois et dans ses moeurs, les races qui habitent ce territoire /de l’Algérie/, les Arabes, les Kabyles, les Mores, et d'autres encore”. Car si “des Turcs, des musulmans ont pu faire cela”, “des Européens, des Français, ne le feront pas. Les maîtres orientaux se transportent dans un pays conquis ; ils s'y établissent, ils dominent, ils oppriment, mais ils laissent faire ; ils ne cherchent pas à s’assimiler les populations au milieu desquelles ils vivent. Le génie européen et tout autre. Il est actif, progressif, communicatif ; il n'est pas au pouvoir d'une population européenne, d'une population française, de s'établir ainsi au milieu de races différentes, et de ne pas travailler incessamment à améliorer sa situation, à étendre son empire ou son influence, à s’assimiler les tribus et les races qui l'environnent”. Ainsi, alors même qu’il saura l’assimilation impossible, le colonisateur français ne pourra s’empêcher de vouloir la mettre en oeuvre et, inévitablement et malgré lui, il courra à l’échec.
D’où cette conclusion que tire Guizot : “Que nous regardions le sol où les hommes qui l'habitent, un grand et fécond établissement territorial dans la régence d'Alger paraît impossible”. Et une exhortation finale, symétrique et inverse de celle de Prévost-Paradol : “Gardez-vous donc bien, messieurs, de tenter une si vaine entreprise (...). Défiez-vous bien de cette pente, car on vous y poussera toujours, on vous y poussera en Afrique, on vous y poussera en France. Il y aura toujours des intérêts particuliers, des passions qui vous presseront de vous enfoncer en Afrique, sans égard pour les vrais intérêts généraux du pays (...). Pour mon compte, messieurs, je suis las, je l'avoue, de voir la politique de mon pays donner si souvent raison assez paroles du chancelier Oxenstiern, qui disait à son fils partant pour aller parcourir l'Europe : “Partez, mon fils, et allez voir avec quelle petite dose de sagesse le monde est gouverné” (F. Guizot ; Histoire parlementaire de France, discours du 8 juin 1838; Michel Lévy, 1863, t. 3, pp. 180-183).
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